Quels scénarios possibles pour l’évolution des marchés céréaliers ?
TNC le 30/11/2022 à 08:00
Si l'accord sur les exports agricoles ukrainiens a été reconduit pour quatre mois, rien ne garantit qu'il coure véritablement jusqu'au mois de mars, ni qu'il soit alors renouvelé. Le cabinet UkrAgroConsult a établi deux scénarios, l'un optimiste et l'autre pessimiste : que se passera-t-il pour les prix mondiaux, pour les exportations, pour la logistique et pour le secteur agricole ukrainien si le corridor sécurisé d'export perdure, ou au contraire si les expéditions par voie maritime sont stoppées ?
Après des semaines d’incertitude, l’accord sur le corridor maritime d’export depuis trois ports ukrainiens, passé fin juillet entre Kiev et Moscou sous l’égide des Nations unies et de la Turquie, a été prolongé pour 120 jours. Pour autant, la situation reste fragile, souligne UkrAgroConsult : la Russie pourrait sortir de l’accord à tout moment, comme elle l’a temporairement fait entre le 29 octobre et le 2 novembre, bouleversant les marchés mondiaux. Et rien ne garantit que l’accord sera reconduit en mars prochain.
Ces doutes ont mené le cabinet d’analyse à réfléchir aux perspectives pour les exportations agricoles ukrainiennes dans les mois à venir et à leur impact sur les marchés.
Maksym Kharchenko, analyste du marché logistique pour AgroConsult, détaille ainsi deux scénarios. Le premier est un scénario optimiste, qui part de l’hypothèse que l’accord sur les céréales sera reconduit tous les 120 jours. Quel effet cela aurait-il sur les prix ?
« L’extension de l’accord augmentera la demande des principaux importateurs, donc la demande intérieure de la part des exportateurs ukrainiens et une probable hausse des prix domestiques », juge l’expert, et « l’offre accrue de grains ukrainiens fera baisser les prix mondiaux ».
Il nuance : « une fois l’accord reconduit, les importateurs attendront surement un peu avant de passer aux achats, mais moins qu’en août ».
Accélération des exports et amélioration de la situation économique…
Quel effet sur les exports ? L’absence temporaire des représentants russes lors des inspections des navires l’a montré : les inspections pourraient être accélérées et l’utilisation de la capacité portuaire, relevée. Si le corridor céréalier continue de fonctionner et en cas de libération de la région de Kherson, les ports de la région de Mykolaïv pourraient rejoindre ceux de « Big Odessa » au sein de l’accord.
UkrAgroConsult ajoute que les exportations par voie ferroviaire vers l’ouest de l’Ukraine restent soutenues : « en mars, quelque 200 wagons de céréales traversaient la frontière chaque jour, le nombre est passé à 560-580 en juillet, puis à 500-520 en septembre, avec la hausse des exports maritimes ».
Dans ce scénario, à quoi peut-on s’attendre en matière logistique ? Le corridor a permis de rehausser les exports agricoles ukrainiens de 1,66 Mt en août, de 3,93 Mt en septembre et de 3,92 Mt en octobre, note Maksym Kharchenko. À moins que les ports de Mykolaiv rejoignent l’accord, les exportations via le corridor devraient atteindre 4 à 4,5 Mt mensuels, mais « ces prévisions dépendent fortement du rythme d’inspection des navires ».
Le potentiel d’export maximal est évalué de 7 à 8 Mt, ce qui permettrait « de satisfaire le marché et résoudre le problème des reports d’exportations de la campagne de commercialisation précédente »
Quant au secteur agricole ukrainien, le scénario d’un transport maritime ininterrompu permettrait à l’Ukraine de maintenir un rythme accéléré des exports agricoles… donc aux agriculteurs « de gagner de l’argent pour les semis du printemps 2023 », et au pays de faire entrer des devises étrangères, contribuant à « stabiliser le taux de change et la situation économique globale ».
… ou hausse des prix mondiaux et difficultés pour le secteur agricole ukrainien, malgré les alternatives à l’export
Passons au scénario pessimiste : l’accord sur les céréales s’arrête (parce qu’il n’est pas prolongé en mars, ou parce que les infrastructures portuaires sont bombardées, etc.). Voilà qui entrainerait une hausse des prix mondiaux et une baisse des prix intérieurs, prévoit le cabinet d’analyse, mais « ces mouvements ne seront pas aussi importants que fin février », grâce au système d’exports mis en place par voie terrestre ou via les petits ports du Danube.
Côté logistique, ces voies d’expédition alternatives ont été « considérablement améliorées depuis le début de l’agression russe », souligne Maksym Kharchenko. Il cite le terminal du groupe Nibulon dans le port danubien d’Izmail, dont la construction a commencé en juin 2022 et qui pourra « fournir à l’Europe jusqu’à 300 000 t de céréales par mois ».
La Société ukrainienne de transport maritime du Danube (UDP) a aussi lancé début novembre un projet « Route du grain du Danube » pour contrer un éventuel retrait russe de l’accord céréalier. Il s’appuie sur un partenariat logistique avec la Roumanie et optimise le transbordement des céréales des barges vers les navires de gros tonnage du port roumain de Constanta.
Avec ce scénario, le volume mensuel des exportations de céréales et oléoprotéagineux ukrainiens serait abaissé à 3 à 3,5 Mt, « ce qui pourrait entraîner des problèmes de stockage » des récoltes de 2022 et 2023.
Un arrêt de l’accord céréalier risquerait d’être néfaste pour le secteur agricole ukrainien : baisse accrue de la marge des agriculteurs, car « la part des coûts logistiques dans le prix des matières premières augmentera à nouveau », faible niveau des recettes du pays en recettes étrangères, hausse de l’inflation.
« Les agriculteurs ne recevront pas assez d’argent pour les semis de printemps de 2023 et les superficies plantées diminueront, présage UkrAgroConsult, il faudra au moins 3 à 5 ans pour rétablir les volumes de production antérieurs ».
Quelles perspectives à court et moyen terme ?
En conséquence, le cabinet d’analyse conclut sur « l’importance vitale » du corridor céréalier pour le secteur agricole ukrainien et plus globalement pour l’économie du pays. Il évoque les pourparlers internationaux en cours pour le maintenir, voire pour le prolonger jusqu’à un an et inclure les ports de Mykolaïv… mais « la question est de savoir ce que la Russie négocie en retour et si les parties peuvent accepter ces demandes ».
Le corridor semble par ailleurs pouvoir fonctionner sans la Russie, son retrait momentané fin octobre l’a montré. Mais dans ce cas « les risques de bombardements augmentent » sur les infrastructures portuaires et les navires à quai, et pourraient freiner l’arrivée de nouveaux navires vers les ports ukrainiens car « ni les armateurs, ni les assureurs, ni les équipages ne sont préparés à de tels risques ».
L’analyste s’attend à ce que les marchés mondiaux réagissent de moins en moins à un éventuel retrait de la Russie, car « ces risques sont déjà intégrés dans les prix ».
Il juge d’autre part qu’une éventuelle baisse des prix intérieurs en Ukraine ne sera pas une catastrophe totale pour les agriculteurs – les prix des principales céréales étant déjà sous le seuil de rentabilité – mais jouera sur les maïs laissés sur pied dans les champs et sur les semis de printemps : « les agriculteurs sont en « mode épargne », ils préservent le grain existant et freinent les dépenses, y compris liées aux semis ».
Conséquences : la production céréalière sera probablement réduite pour satisfaire la consommation intérieure et les exportations par voie terrestre, le coût élevé de la logistique risque de déplacer fortement les activités de production et de transformation vers l’ouest du pays quand « les fermes des régions du sud et de l’est devront modifier leur profil d’activité ».
UkrAgroConsult prévoit que ces transformations régionales renforceront à l’ouest les clusters consacrés à la culture, au stockage, à la transformation et au transport de produits agricoles, quand d’autres clusters émergeront dans le reste du pays, plus petits et centrés sur la consommation locale : fabrication de farine et de beurre, boulangerie, production et transformation de viande.