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Reportage sur l'A 15

Sur le barrage des agriculteurs, une soirée entre causette et tartiflette


AFP le 31/01/2024 à 07:50

La bière n'a plus de bulles mais la tartiflette chauffe dans des poêlons et la sono tourne aux tubes des années 80 : sur leur barrage d'Argenteuil (Val-d'Oise), les agriculteurs occupant l'A15 passent leur deuxième nuit entre ciel et chaussée.

Il est 19 h mardi, la nuit est tombée sur l’autoroute. Des cuistots font cuire les patates au milieu des lardons en vue du dîner. Des jeunes débitent à la tronçonneuse des palettes pour alimenter des braseros qui offrent un répit bienvenu face au froid de l’hiver.

Depuis l’installation de ce convoi de 47 tracteurs à cet emplacement lundi après-midi, soit « le cortège le plus proche de Paris » comme le revendiquent fièrement ses participants, une petite place de village a poussé sur l’autoroute au pied d’une grande bâche annonçant « Notre fin sera votre faim ».

« On a voulu faire un petit carré un peu base vie, convivial, où on peut se retrouver tous ensemble », confie à l’AFP Fabrice Mauger, qui s’apprête à passer la nuit sur place à l’arrière d’une fourgonnette.

Avec ces occupations d’axes routiers autour de Paris, ce céréalier de Vigny espère surtout obtenir la suppression de l’obligation de 4 % des terres en jachère. « Sur ces 4% je continue à payer un loyer au propriétaire, à payer des charges et je n’en tire rien », regrette-t-il.

L’atmosphère est bon enfant. Axelle Red ou Jean-Jacques Goldman ronronnent en fond sonore. On refait le plein à la tireuse à bière, on s’allume une cigarette, on taille le bout de gras pour passer le temps qu’on trouve quand même un peu long. « On est bien sur l’A15, non ? », s’enthousiasme un jeune agriculteur qui n’en revient toujours pas.

Pour ménager l’opinion publique locale, les protestataires n’occupent qu’une portion limitée de l’autoroute. À dessein, une sortie permet de contourner facilement leur dispositif. Le trafic est donc seulement ralenti et non bloqué.

L’autoroute n’est pas non plus coupée dans l’autre sens, contrairement à ce qui se fait ailleurs. Les coups de klaxons de soutien sont nombreux dans le flot des usagers passant sur la voie en face.

Rotations d’équipes

Traversant le Val-d’Oise, l’A15 constitue la colonne vertébrale du département. Elle est empruntée chaque jour par des dizaines de milliers d’automobilistes pour aller travailler à Paris ou ses environs. Conscients de la sensibilité de cet axe, les agriculteurs manifestant relativisent la rhétorique guerrière du « siège » de la capitale.

« Pour l’instant, on n’a pas l’impression d’être mal perçus. Mais c’est une inconnue. C’est sûr qu’au bout d’un moment les gens en auront assez, nous c’est pas le but de nous éterniser », concède Denis, un cultivateur de 55 ans, casquette de l’équipe F1 Renault sur le crâne.

Pour économiser les hommes et les forces, les syndicats ont organisé deux rotations d’équipes par jour. Des voitures assurent la navette entre le campement et les fermes de la région. Vingt-cinq personnes restent sur place chaque nuit, contre une cinquantaine présentes en journée.

À 21h45, un cri retentit : « A table ! ». Les copieuses rations de tartiflette dégagent une vapeur chaude dans l’air froid, les groupes s’installent aux tables installées sous des barnums.

Habitante d’Enghien-les-Bains, Laetitia a bataillé avec son fils au milieu des ronces derrière la glissière de l’autoroute pour rejoindre en pleine nuit à pied le campement.

Par solidarité pour les agriculteurs, cette experte immobilier arrive les bras chargés de monceaux de crêpes, confitures, gâteaux au chocolat. Et même une petite fleur jaune pour la déco.

« Vous êtes la genèse, vous êtes la vie. Si vous ne nous nourrissez pas, on meurt ! », lance cette dynamique femme grisonnante qui avait aussi amené des chouquettes dans les casernes et commissariats pendant les émeutes de juin.

Les agapes de la première nuit du blocage, couplées à une nuit inconfortable dans le tracteur, ont laissé des petits yeux à certains.

Pendant que l’équipe du 13h-22h monte en voiture pour retrouver son lit, les volontaires de la nuit se glissent dans les tentes ou gonflent leurs matelas. Jusqu’à la relève, à l’aube, à l’heure où blanchit la campagne.