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Fira 2024

Les robots en grandes cultures, c’est (vraiment) pour quand ?


TNC le 14/02/2024 à 15:30
Softirover

Le Softi Rover est aujourd'hui l'un des robots les plus avancés en grandes cultures. Trois nouveaux outils adaptés ont été présentés au Fira. (© TNC)

La dernière édition du Fira, le salon mondial de la robotique, n’a pas salué d’avancées ou d’innovations majeures pour les céréaliers. Agriculteurs, chercheurs, fabricants… Ils font le point sur la situation.

C’est une image d’almanach du début du XXe siècle sur laquelle un agriculteur âgé actionne, par un simple jeu de leviers et depuis sa terrasse, des machines au champ qui font tout le travail pendant qu’il se la coule douce. « C’est ainsi qu’en 1900 on se projetait l’agriculture en l’an 2000 », sourit Bruno Tisseyre, professeur à SupAgro Montpellier, au début de sa conférence lors du Fira.

Plus d’un siècle plus tard, le constat est mitigé : la mécanique a effectivement pris le pouvoir dans les parcelles de céréales mais la robotique n’est pas au rendez-vous. L’occasion de dresser un état des lieux avec des spécialistes du secteur.

Car si, sur les 54 000 exploitations laitières de France, 18 000 abritent aujourd’hui au moins un robot (traite, distribution, nettoyage) contre 10 000 en 2018, l’évolution est nettement plus poussive concernant les productions végétales.

Une viabilité économique à définir

Ces exploitations ne comptent aujourd’hui que 600 robots, contre 100 en 2018, répartis ainsi : 45 % en viticulture, 45 % en maraîchage et 10 petits pourcents en grandes cultures. « Le taux d’adoption diminue avec la valeur ajoutée de la production », tranche Bruno Tisseyre.

« Si l’idée ce sont des robots à 200 000 €, cela ne fonctionnera pas en grandes cultures, surtout avec des prix qui s’effondrent, abonde Frédéric Robert, expert en transitions agro-écologiques et céréalier dans le Piémont Pyrénéen. Déjà que des tracteurs à 300 000 €, cela pose question… »

Pourquoi ne pas alors mutualiser l’achat de robots ? « Le problème, ce sont les chantiers. Quand la bonne période pour effectuer un travail, c’est quelques heures un après-midi dans la semaine, on fait comment si on a acheté le robot à 10 ? » s’interroge l’agriculteur.

« Des tâches que personne ne veut faire »

Les avantages des robots sont pourtant bien connus, répondant à une pénurie de main-d’œuvre et au changement de pratiques, notamment le passage d’un désherbage chimique à une version plus mécanique. « Le robot peut aussi améliorer le confort au travail et permettre d’avoir une vie décente », souligne Bruno Tisseyre.

« Le robot réalise des tâches que personne ne veut faire, comme passer un outil à très faible vitesse pendant des heures et des heures, ajoute Flavien Roussel, en charge de la communication chez Naïo Technologies. Il ouvre aussi des fenêtres climatiques pour travailler car ce sont des machines légères qui tassent moins le sol ». Jean-Luc Picourlat, fondateur de Softivert et agriculteur dans les Pyrénées-Atlantiques abonde : « Avec les robots, on revient au poids des tracteurs des années 1960, c’est bénéfique pour le sol ».

Les freins sont tout d’abord techniques. Jean-Baptiste Keruzec, éleveur dans le Tarn, se souvient d’un essai malheureux il y a deux ans : « 120 agriculteurs étaient invités. Il n’y avait pas de réseau. Le robot n’a pas bougé ». « La question des zones blanches n’est pas traitée comme il se doit en France », affirme Flavien Roussel.

Où sont les agronomes ?

« Les machines à récolter le raisin sont apparues dans les années 1970. Il a fallu trente ans pour adapter les vignobles. Pour les robots, c’est pareil. Il y a des ajustements techniques à faire, des rangs droits, une cartographie standardisée des champs, idéalement du wifi… », résume Bruno Tisseyre.

Le professeur de SupAgro pointe aussi ce qu’il nomme comme « un défi de compétences » : « Il est nécessaire de pouvoir intervenir et réparer rapidement un robot en panne. Il y a des formations et un réseau à mettre en place. Et même des nouveaux métiers à inventer, une sorte de berger de robots, pour les déplacer comme on bougerait une ruche ».

Pour démocratiser les robots, il suggère d’impliquer beaucoup plus fortement les intermédiaires, les concessionnaires, les Cuma… « Et aussi les agronomes ! Il y en a peu au Fira, il n’y a quasiment que des technologues », constate-t-il.

Un impact humain social à ne pas négliger

Bruno Tisseyre mise d’abord sur les tracteurs autonomes. « Passer de l’auto-guidage à l’autonomie, la marche est petite. La technologie est au point. Cela permettrait d’améliorer le matériel existant, que l’on connaît bien, en gardant la possibilité de repasser en mode manuel si besoin. Cela maintiendrait aussi le lien fort, parfois peu rationnel, qui existe entre les agriculteurs et leur tracteur », explique-t-il. « Après, les agriculteurs aimaient aussi leurs bœufs et leurs chevaux quand le tracteur est arrivé… Ils ont vite changé d’avis », nuance Jean-Luc Picourlat.

Les réticences ne seraient donc pas que matérielles mais aussi psychologiques, avec des impacts qui touchent à l’essence même du métier. « Je ne vois pas les agriculteurs déléguer le semis ou la récolte, des étapes cruciales qui font tout le sens de notre travail, à un robot. Je ne m’imagine pas être absent de mon exploitation à ces moments-là. C’est un métier humain. À un moment, surtout avec l’intelligence artificielle, on va perdre des compétences, plus personne ne saura travailler la terre », redoute Frédéric Robert.

L’impact social des robots préoccupe aussi Jean-Luc Picourlat. Il cherche deux agriculteurs pour tester ses machines cet été « plus pour voir comment ils vivent et cohabitent avec que de voir comment les machines fonctionnent ».

La loi, « un frein absolu »

« Cela donne une vie différente, raconte-t-il. J’ai semé 5 hectares en 2023 avec mon robot, je prévois le double pour 2024. Cela attire les gens, cela crée des discussions, j’ai même été applaudi en faisant de la pulvé avec mon robot alors que d’habitude c’étaient plutôt des insultes ! C’est vraiment spécial, nouveau. Je me mets sous mon arbre et je le regarde travailler ».

Si Jean-Luc Picourlat se poste sous un chêne vénérable pour observer son robot travailler, c’est par plaisir mais aussi par obligation. Car, qu’il soit épanoui ou non, l’avenir de la robotique en grandes cultures dépend avant tout de l’évolution de la loi, qui interdit aujourd’hui aux robots de se déplacer d’un champ à un autre en traversant un chemin ou une route.

« La réglementation, c’est totalement rédhibitoire, c’est un frein absolu », assène Bruno Tisseyre. Pour Jean-Luc Picourlat, tout dépend d’une impulsion politique. « Ce sont des choix stratégiques en haut lieu et rien d’autre qui feront avancer le sujet », clame-t-il.

Au final, le seul interlocuteur à donner une date concernant l’avènement des robots en grandes cultures est Gaëtan Severac. Le co-fondateur de Naïo Technologies pronostique prudemment un horizon qui se compte « en années et pas en dizaines d’années ». « Il n’y aura pas de rupture. L’adoption se fera progressivement. Les céréaliers vont d’abord franchir le pas pour leurs cultures spécialisées. Et ce qui paraissait inconcevable va devenir une habitude », conclut-il.