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Académie d'Agriculture de France

Comment réconcilier exploitation des ressources marines et biodiversité ?


Philippe CURY, directeur de recherche à l'Institut de Recherche pour le Développement le 29/08/2024 à 14:13
AAF

(©Académie d'agriculture de France)

L'agroécologie, ainsi que l'approche écosystémique des pêches et de l'aquaculture, ont en commun de vouloir remettre les systèmes d'exploitation au cœur des écosystèmes et donc garantir leur résilience globale. Qu'il s'agisse des sols exploités, des captures de ressources marines ou de l'élevage des poissons, les systèmes d'exploitation doivent aujourd'hui considérer leurs impacts sur les écosystèmes et notamment ce qu'il est communément appelé les externalités négatives, telles que l'érosion de la biodiversité, la destruction des habitats, les pollutions ou encore les effets sur le climat.

Une approche interactive

Les pêcheries marines ont un impact direct sur les ressources qu’elles exploitent, mais ont aussi des effets indirects sur les autres espèces, exploitées ou non. La gestion des ressources marines a longtemps été conduite stock par stock, en négligeant la complexité des interactions au sein des écosystèmes marins. On a ainsi géré les populations de sardine, de hareng, de morue ou encore de merlu, sans se soucier de l’incidence sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes. Les prises accessoires, rejetées mortes en mer, ou encore la destruction des habitats par les engins de pêche apparaissent comme de plus en plus inconciliables avec une gestion durable.

Une vision plus globale de la gestion des écosystèmes s’est donc imposée avec l’approche écosystémique des pêches (AEP) : celle d’une exploitation viable des ressources, et respectueuse des écosystèmes marins. Les activités humaines ne sont plus considérées comme isolées de leur contexte d’une seule extraction de ressources vivantes. Non seulement l’AEP doit respecter les multiples formes vivantes, mais elle promet une réconciliation entre l’exploitation et la conservation de l’ensemble des espèces dans leur environnement. Un véritable défi qui ne fait que démarrer, mais qui change les relations entre nos systèmes de production et la nature.

AEP et initiatives internationales

Cette approche est le fait d’une volonté internationale sous l’égide des Nations unies. Les écosystèmes sont en effet aujourd’hui reconnus comme l’échelle appropriée pour l’intégration des connaissances scientifiques et la gestion des ressources renouvelables. La notion d’AEP a émergé avec la déclaration de Rio de 1992 (Agenda 21) et le Code de conduite des pêches responsables de la FAO en 1995. Le rôle et l’importance des AEP ont été reconnus par 47 pays, lors de la Conférence sur les pêches responsables dans les écosystèmes marins (Reykjavik, octobre 2001), où une déclaration importante stipule : « Dans un effort pour rendre les pêches responsables et durables dans les écosystèmes marins, nous nous attacherons individuellement et collectivement à incorporer des considérations écosystémiques dans l’aménagement des pêcheries ».

Un agenda a été donné, et le plan de mise en œuvre « encourage l’application à l’horizon 2010 de l’approche écosystémique ». La déclaration de Reykjavik a été reprise lors du Sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg, en 2002 ; afin d’éviter toute dérive dans son application et de contraindre les États, furent fixés un objectif de restauration des stocks de poissons effondrés à l’horizon 2015 et un objectif d’établissement des réseaux de réserves marines pour 2012. Dorénavant, il ne s’agit plus de bonnes intentions, les différents États devant respecter les agendas internationaux ; les différents pays considèrent cependant ces déclarations avec plus ou moins de rigueur et de sérieux, dans la mise en œuvre de l’AEP.

Au niveau de l’Union européenne, la récente directive cadre Stratégie pour le milieu marin (DCSMM) a défini 11 descripteurs qui permettront de suivre l’état de santé des écosystèmes marins. Une autre initiative internationale est actuellement l’IPBES (Intergovernmental Science Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), qui représente la plate-forme scientifique intergouvernementale sur la biodiversité́ et les services écosystémiques. Aujourd’hui – avec l’Agenda 2030 et les 17 Objectifs du Développement Durable (ODD) – cette approche écosystémique doit relever le défi encore plus ambitieux de réconcilier différents objectifs définissant la durabilité des océans et de leur exploitation, tels :

  • ODD 2 : Sécurité alimentaire
  • ODD 13 : Climat,
  • ODD 10 : inégalité.

Ces différentes initiatives complémentaires permettent une approche concertée au niveau international, pour une exploitation durable au sein des écosystèmes marins (Fig. 1).

Exemple d’approche scientifique pour l’AEP

Un exemple d’approche scientifique pour l’AEP est la mise en évidence des interactions entre les espèces en tant qu’enjeu pour la gestion des pêcheries :

  • La surexploitation de certaines ressources a produit des changements irréversibles du fonctionnement de certains écosystèmes ; les exemples se multiplient au niveau mondial.
  • La raréfaction des gros poissons prédateurs modifie profondément et durablement le fonctionnement des écosystèmes marins ; alors, dominés par des espèces de petite taille et à courte durée de vie, les écosystèmes deviennent plus instables et tributaires des variations environnementales.
  • Il apparaît aujourd’hui que perturber les écosystèmes provoque des effets domino sur l’ensemble du fonctionnement des écosystèmes :
    • • La surexploitation des espèces pélagiques (sardines, anchois, maquereau, hareng, sprat) a conduit à une installation durable de certaines espèces indésirables comme les méduses en Mer Noire et dans la Mer de Bohai, ou encore dans le nord Benguela, compromettant les pêcheries locales.
    • • Au Canada, où la morue a disparu depuis 1992, les poissons pélagiques – harengs, maquereaux et capelans – et d’autres espèces situées plus bas dans la chaîne trophique, comme les crevettes, les homards et les crabes, sont devenus beaucoup plus abondants, empêchant le retour de la morue.
    • • En Afrique de l’Ouest, la surexploitation des prédateurs de grande taille (dorades, mérous…) a entraîné une diminution globale de ces espèces, de moitié depuis les années 1980. Ceci a fait proliférer les poulpes (à durée de vie courte) : absents des débarquements il y a seulement une vingtaine d’années, ils sont devenus la principale ressource halieutique au Maroc, en Mauritanie et au Sénégal.

Cette modification des ressources n’est pas anodine, car les espèces surpêchées ne peuvent se reconstituer; alors, elles laissent la place à des espèces à courtes durée de vie, plus sensibles aux fluctuations de l’environnement. L’abondance de 11 espèces de requins sur la côte Est des Etats-Unis a diminué dans des proportions allant de 87 % à 99 % en moins de 35 années ; cet effondrement, dû à la surpêche, est lourd de conséquences : ces grands prédateurs – dont la taille est souvent supérieure à deux mètres – régulent l’écosystème mari ; leur diminution a profité à 12 des 14 espèces de raies, dont certaines populations comptent plusieurs dizaines de millions d’individus.

Ce fut une catastrophe pour les pêcheurs de coquilles Saint-Jacques, car cette ressource a été décimée par ces nouveaux prédateurs. La quantification des interactions entre les prédateurs marins constitue un sujet scientifique qui trouve de nombreux aboutissements, grâce notamment aux modélisations écosystémiques et à l’analyse de séries de données sur le long terme.

Ainsi, il est possible de quantifier les quantités d’animaux-fourrages (petits poissons comme les sardines, anchois, harengs, ou bien crustacés comme le krill), nécessaires à la survie sur le long terme des prédateurs (oiseaux marins, mammifères marins, poissons de grande taille). Ces avancées scientifiques permettent de définir des nouveaux points de référence pour l’exploitation des poissons pélagiques, ainsi que des valeurs-seuils en deçà desquelles il ne faudra pas exploiter certaines ressources.


L’AEP intègre de nombreux aspects et notamment les dynamiques spatiales des espèces. Les aires marines protégées sont ainsi perçues comme un outil aujourd’hui privilégié pour restaurer la biodiversité marine, avec l’objectif de protéger pleinement 30 % des surfaces marines en 2030 (objectif du One Planet Summit lancé au niveau international par le Président de la République Française). Un objectif politique important, qui change notre regard sur l’exploitation des ressources marines, dans un cadre global de résilience des écosystèmes productifs.

En préservant l’intégrité des différentes composantes et l’état de santé des écosystèmes marins (Fig. 2), l’AEP constitue un enjeu majeur à la fois pour la résilience des écosystèmes marins, leur productivité, mais aussi pour la sécurité alimentaire et le maintien des emplois dans un secteur d’activité aujourd’hui menacé.

Académie d’Agriculture de France (academie-agriculture.fr)

(©Académie d’agriculture de France)