Transition, normes, productivité… Peut-on réformer l’agriculture européenne ?
TNC le 06/11/2024 à 11:55
Les mobilisations du début d’année, appelées à se poursuivre cet automne, ont mis en lumière le sentiment d’impuissance des agriculteurs européens face aux multiples difficultés qu’ils rencontrent : faible revenu, surplus de normes, instabilité des prix, fortes attentes sociétales, mais aussi transition écologique que l’Europe, à travers la déclinaison du Green Deal, entendait accélérer. L’Union européenne soutient-elle suffisamment les agriculteurs dans ces défis ?
Colonne vertébrale de la construction européenne, la Pac a rapidement rempli l’objectif de soutenir la production agricole pour nourrir les Européens à un coût raisonnable. Cependant, dès 1987-1988, la surproduction et les impacts massifs sur l’environnement ont nécessité l’intégration – à « petits pas » — de mesures environnementales. « En 2020, c’est toujours la même histoire », explique Cécile Détang-Dessendre, directrice scientifique adjointe agriculture à l’Inrae. Si en 2023, la politique agricole n’est pas au rendez-vous, c’est qu’elle a été conçue avant le Green Deal, dont elle a essayé d’intégrer en partie, ensuite, les objectifs, et « les agriculteurs se sont retrouvés coincés à devoir faire plus avec moins d’impact », analyse-t-elle le 5 novembre, à l’occasion des Journées de l’économie.
Le système tel qu’il est construit n’est pas à même d’aider les agriculteurs
Avec, en plus, la guerre en Ukraine, l’instabilité des prix, « tout se télescope : on est au bout du bout d’un système où l’agriculture va avoir besoin d’aide pour être réformée et le système tel qu’il est construit n’est pas à même d’aider les agriculteurs », estime Cécile Détang-Dessendre.
« On est au bout du bout parce que l’agriculture française et européenne s’est lancée dans un libéralisme effréné, qui a conduit à l’émergence de fermes intensives au lieu d’aller vers des fermes beaucoup plus robustes et beaucoup plus résilientes », déplore de son côté Philippe Pointereau, agronome, président de la fondation Terre de liens.
« Globalement la France exporte toujours plus chaque année et importe toujours plus. Aller sur les marchés mondiaux, c’est voué à l’échec. Comment voulez-vous concurrencer les fermes au Brésil, qui font parfois la taille d’un département ? », poursuit-il. Si la France conserve un excédent de 10 %, comme la population croît constamment, et que l’on perd entre 60 000 et 70 000 ha de terres agricoles par an, bientôt la France ne sera plus exportatrice nette. On va finir par importer », alerte-t-il.
Approvisionnement local plutôt que libre-échange ?
Faut-il, alors, se recentrer sur un approvisionnement plus local ? « En valeur ajoutée, l’agriculture européenne est la troisième agriculture dans le monde, après la Chine et l’Inde », rappelle Antoine Bouët, économiste, directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). « Il est important d’importer et d’exporter pour garantir la sécurité alimentaire, afin d’assurer à la population de la nourriture de façon constante, aux prix les plus bas possibles », poursuit-il. Pour l’économiste, il est donc « très dangereux de dire que c’est la production locale qui va nourrir la population locale : cela peut être très cher, et avec le changement climatique, les rendements agricoles vont fluctuer de plus en plus ». Face à cela, deux solutions, développe Antoine Bouët : « soit on s’approvisionne localement, donc avec moins de source d’approvisionnement, mais que fait-on en cas de sécheresse locale ? Soit on diversifie les approvisionnements et donc le commerce international peut être intéressant ».
Cette diversification des approvisionnements vaut également pour les importations, car les risques de rupture ne sont pas que climatiques. La géopolitique entre également en jeu, comme l’ont montrés l’invasion de l’Ukraine et le blocus de la mer Noire, axe important de circulation pour les céréales et oléagineux. L’Egypte, qui achetait massivement en Ukraine, a connu une rupture d’approvisionnement en blé donc une explosion des prix agricoles. Les autorités égyptiennes ont depuis diversifié les pays d’origine de leurs importations. Dans le cadre de stratégies de résilience, comme celle menée par l’UE en matière de vente et d’approvisionnement, les accords de libre-échange peuvent jouer un rôle positif, estime l’économiste.
Changer de modèle : qui doit en payer le prix ?
Néanmoins, la souveraineté, sur le plan céréalier, n’est pas fondamentalement un problème au niveau européen, rappelle Cécile Détang-Dessendre. En revanche, « le modèle agricole français et européen tel qu’il est fait actuellement, avec des apports d’azote et de produits phytosanitaires que l’on ne produit pas, nous rend totalement dépendants aux intrants », ajoute-t-elle.
Face à ce constat, la vraie question est « d’arriver à faire financer la transition agricole par d’autres sources financières que la seule Pac et les concours nationaux que sont les subventions et les suppressions de taxe », résume Cécile Détang-Dessendre. Ce qui passe, premièrement, par mettre au jour les coûts évités par une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Il faut ensuite rémunérer l’agriculteur qui la pratique, à travers des PSE, les paiements pour services environnementaux et « ça, c’est faire mieux que la Pac qui paye juste le manque à gagner » pour les agriculteurs qui font le choix d’une MAEC. « Il faut rémunérer au-dessus des coûts et permettre aux agriculteurs d’avoir d’autres sources de financements », poursuit Cécile Détang-Dessendre. Si ce n’est pas porté par la Pac aujourd’hui, c’est en partie par crainte de ne pas être dans les clous au regard de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), « mais il y a des marges de manœuvre », estime-t-elle.
Entre des politiques alimentaires aujourd’hui aux mains des Etats membres, des politiques commerciales européennes, d’autres politiques destinées à améliorer la répartition de la valeur dans les filières (Egalim), et bien évidemment la Pac, c’est sans doute dans l’articulation de toutes ces politiques que se trouve « le nœud pour pouvoir faire changer un système agricole et alimentaire dont tout le monde s’accorde sur le fait qu’il doive changer », souligne ainsi Cécile Détang-Dessendre.