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Comment l’Ukraine se prépare à l’après-guerre en se tournant vers l’Europe


TNC le 25/11/2024 à 05:21
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A la tête de l'exploitation AgroKMR, Clément Coussens est venu aux Assises de l'agriculture à Rennes, le 14 novembre dernier, pour témoigner de l'activité de sa ferme ukrainienne et des perspectives du secteur agricole de son pays d'adoption. (© @Agro_KMR)

Comment se porte l’agriculture ukrainienne, 1000 jours après le début du conflit avec la Russie ? Comment le secteur se prépare à l’après-guerre en se tournant de plus en plus vers l’Europe et ses débouchés potentiels ? Témoignage du Français Clément Coussens, directeur d’Agro KMR, une exploitation céréalière de 21 000 ha dans l’oblast de Dnipro, sur l’activité de son exploitation en temps de guerre et sur les perspectives d’avenir de l’agriculture de son pays d’adoption.

« Aujourd’hui, l’agriculture fonctionne et va de l’avant ». C’est ainsi que Clément Coussens, français installé en Ukraine depuis 18 ans, a résumé la situation agricole de l’Ukraine, jeudi 14 novembre dernier à Rennes, devant des centaines de participants aux Assises de l’agriculture et de l’alimentation.

Alors que l’Ukraine subit depuis plus de 1000 jours l’agression militaire russe, le secteur agricole du pays, en dehors des zones de combat ou occupées par les Russes, se prépare résolument à l’après-guerre.

« Les quatre premiers mois ont vraiment été difficiles. Au début du conflit, nous avions rapidement fait le choix de rester. Nous n’allions pas abandonner nos salariés et tout ce que nous avions créé depuis 18 ans. » Avec d’autres producteurs français, Clément Coussens est à la tête d’Agro KMR, une exploitation céréalière de 21 000 ha basée à un peu moins de 100 km à l’est de Dnipro, dans l’Est ukrainien.

« Nous avons la chance d’avoir été aidés par l’Europe, qui a ouvert ses portes aux produits ukrainiens quand ça allait mal. Certes, la manière dont cela a été fait et les conséquences pour l’agriculture européenne sont discutables, mais cela nous a bien aidés quand tout était fermé et bombardé. C’était très dangereux d’aller exporter vers les ports d’Odessa ou de Mykolaïv. » Ce dernier port est d’ailleurs toujours fermé.

L’Ukraine se prépare à un après-guerre tourné vers l’UE

Non seulement la production ukrainienne se maintient malgré le conflit, mais elle se développe et se prépare à l’après-guerre. « Aujourd’hui, le secteur va de l’avant. À l’Ouest du pays, loin des combats, des investissements sont faits grâce au soutien d’organismes financiers européens et américains. Depuis six mois, on voit des banques refinancer des projets d’investissement », poursuit Clément Coussens. Des projets résolument tournés vers l’Union européenne.

« Les élevages de porcs de l’Ouest du pays se préparent déjà aux normes européennes. Une exploitation porcine a récemment embauché un ingénieur agricole polonais pour importer et mettre en place toutes les bonnes pratiques applicables en UE », illustre l’agriculteur.

Autre exemple en production avicole : Avangard, le plus gros producteur ukrainien – et d’Europe – d’œufs, investit dans de nouvelles unités d’élevage, non pas en cages, mais en volières, pour se conformer aux évolutions du marché européen. Fin 2023, le CNPO, l’interprofession française des œufs, s’inquiétait d’ailleurs de voir le leader ukrainien ouvrir des bureaux de vente en France.

Les combats plus à l’Est du pays, à une centaine de kilomètres seulement d’AgroKMR, n’arrêtent pas non plus les projets de l’exploitation. Les silos construits en 2021 ont été récemment raccordés au réseau ferroviaire, permettant à Clément Coussens de charger des trains complets directement depuis ses silos, et d’expédier ses grains vers les terminaux d’export, comme Odessa.

« Globalement, il y a un souhait d’entrer en Europe chez une bonne partie des Ukrainiens. Mais il n’y a pas de volonté d’inonder l’UE de ses produits, tempère l’agriculteur. Les Ukrainiens cherchent d’abord un parapluie sécuritaire. »

Pour la France et de nombreux pays européens, une entrée de l’Ukraine dans l’UE ébranlerait pourtant si fortement les équilibres de marchés qu’elle apparaît inenvisageable. « Mais regardez l’agressivité de la Russie sur les marchés, notamment vers l’Algérie ! Si l’Ukraine perdait la guerre et que sa production agricole passait davantage sous influence russe, ce serait pire pour l’Europe », réagit-il.

« Un même tracteur est 20 % moins cher en Ukraine qu’en France »

Quant aux aides de la Pac, elles n’intéressent pas davantage l’agriculteur expatrié. « Si ça revient à payer ses intrants et ses matériels 20 % plus cher, ça ne m’intéresse pas. Ça n’aurait aucun intérêt d’avoir des subventions. » L’agriculteur a d’ailleurs fait récemment le comparatif. « Nous devions réinvestir dans des tracteurs. J’ai comparé les prix d’un même modèle. Il est 20 % moins cher en Ukraine qu’en France. »

Ceci dit, c’est bien un alignement progressif de l’Ukraine vers les normes européennes qu’observe Clément Coussens. « Certains fournisseurs de produits phytos ont déjà retiré de leur catalogue ukrainien les substances actives déjà interdites en Europe. »

En termes de normes environnementales et de contrôles aussi, l’Ukraine s’européanise. « Quand la guerre a éclaté en 2022, il n’y avait aucun contrôle. Personne ne se déplaçait. On était assez tranquille. Mais ils se sont rattrapés en 2023 et 2024 », raconte l’agriculteur qui a fait l’objet d’un contrôle fiscal et de trois contrôles d’écologie en 2023. « J’ai eu une amende car je n’ai pas de système d’aspiration des poussières quand nous reprenons des grains dans nos silos à plat. »

Clément Coussens détaille volontiers les pratiques ukrainiennes, pour aussi casser certaines idées reçues. « Sur notre exploitation, nous avons 55 m de haies par hectare. C’est beaucoup. Ça fait 1 200 km au total. Croyez bien que je le sens passer quand il faut les entretenir ! »

Les Ukrainiens se sont adaptés à la guerre. Ils arriveront parfaitement bien à s’adapter aux normes européennes.

Et les services environnementaux ukrainiens veillent de plus en plus au maintien de ces haies. « Quand nous avons fait les travaux pour l’embranchement ferroviaire de nos silos, nous nous sommes légèrement trompés dans nos plans et avons arraché à peine un mètre supplémentaire de haie. Cela m’a valu une assignation au tribunal, et une menace de 7 ans d’emprisonnement. Ils aiment bien faire un peu de zèle, surtout quand c’est un Français en face d’eux. »

Quant à la corruption qui gangrène encore tous les secteurs économiques à tous les échelons, il y a une chasse depuis un bon moment maintenant. Il y a des progrès, mais la tâche est titanesque », poursuit l’agriculteur qui précise qu’elle n’affecte pas son exploitation.

Terres fertiles disponibles, facilité d’entreprendre : des avantages ukrainiens imbattables

Quand bien même les normes ukrainiennes s’harmoniseraient sur ses voisines européennes, le grenier à blé de l’Europe continentale bénéficie et conservera des avantages comparatifs majeurs par rapport à la France. Des avantages qui ont, en 2006, convaincu Clément Coussens de s’y installer.

« On a le tchernoziom. La terre noire très fertile. » Un avantage d’autant plus important que les surfaces et les parcelles sont très grandes. « Nos parcelles font 100 ha en moyenne », précise-t-il. Ce qui permet de limiter fortement les charges de mécanisation. « On est à 100 €/ha en moyenne. » Avec des terres cultivées en TCS, « hormis quelques parcelles labourées cette année à cause d’une pression graminées devenue trop forte », Clément Coussens ne consomme pas plus de 25 l de gasoil à l’hectare.

L’agriculteur met aussi en avant une « facilité d’entreprendre » qu’il ne retrouve pas en France. « Avec des contrats moraux et en l’absence de prud’hommes, c’est bien plus rapide et facile d’embaucher ou de se séparer de salariés ». Les délais pour monter un projet feraient aussi rêver n’importe quel producteur français. « Pour monter nos silos, nous avons déposé notre dossier fin 2020. Nous avions toutes les autorisations nécessaires en mars 2021. Et six mois plus tard, ils étaient terminés et opérationnels. Même s’ils sont compliqués, les projets se concrétisent rapidement. »

Un coût de production de 125 € la tonne de blé

Malgré l’européanisation des pratiques, l’agriculteur peut encore utiliser quatre matières actives interdites dans l’UE. « S’il fallait m’en passer, ça me coûterait 25 € de plus à l’hectare », calcule-t-il. Parmi les phytos interdits en Europe, le glyphosate est utilisé à raison d’1,2 l/ha, à un dosage de 480 g par litre. « Quand il s’agit d’en utiliser sur 5 000 ha, autant vous dire qu’on fait attention aux quantités à acheter. »

Avantage ultime par rapport à la France en particulier : la fiscalité. « L’impôt sur les revenus agricoles, ça représente 2 €/ha. » Et la somme d’avantages ukrainiens lui permet d’atteindre des coûts de production impossible en France. « On est à 125 € la tonne de blé, au départ de nos silos, chargé dans les wagons. » Il n’y a d’ailleurs que le bénéfice qui compte. « Peu importe qu’on fasse 2 ou 5 tonnes à l’hectare. L’important reste de gagner de l’argent pour vivre de son métier et faire vivre tous les gens qui bossent sur la structure ».