Le concept de souveraineté alimentaire a muté, pour un expert de l’Onu
AFP le 23/02/2025 à 13:15
La notion de « souveraineté alimentaire », mise en avant face aux crises du monde agricole, s'est éloignée de son sens initial pour incarner une vision « néoproductiviste », relève Olivier de Schutter, le rapporteur spécial de l'ONU sur l'extrême pauvreté et les droits de l'Homme.
Depuis la guerre en Ukraine puis les débats autour de l’accord de libre-échange UE-Mercosur, la souveraineté a été pensée comme un « réarmement » face aux chocs géopolitiques, explique le juriste belge, également co-président du groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables, IPES Food.
Que signifie la « souveraineté alimentaire » ?
Cette notion, à l’origine, a été mise en avant par les mouvements sociaux paysans du début des années 1990, qui ont affirmé qu’il y avait une alternative à la libéralisation du commerce des produits agricoles. Cette alternative, c’est la souveraineté alimentaire, qui consiste pour chaque pays à définir son propre modèle agricole et alimentaire.
Cela signifiait affirmer que l’agriculture doit principalement satisfaire les besoins des communautés locales et seulement subsidiairement contribuer au commerce international.
Comment expliquer que la souveraineté soit aujourd’hui associée par certains gouvernements à un « réarmement » ou une « reconquête » ?
Depuis 2008, les crises successives ont montré les limites d’un modèle qui a entraîné une dépendance toujours plus forte des pays à l’égard des importations alimentaires et donc des aléas géopolitiques, voire même des aléas climatiques lorsqu’on dépend de régions en crise spécialisées dans la production de certains produits.
Aujourd’hui, le concept est endossé au plus haut niveau – la France a créé un « ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire »… – mais pour lui donner un sens très différent du sens originel.
L’idée, c’est de booster la production. C’est une récupération néoproductiviste du concept qui, à l’origine, voulait surtout venir à l’appui des circuits courts de l’agriculture paysanne et des pratiques agroécologiques qui sont celles que favorise en France, par exemple, la Confédération paysanne.
En France, c’est au nom de la souveraineté que certains syndicats ont réclamé le retour de pesticides interdits, considérés comme des « moyens de production »…
Le concept de souveraineté alimentaire est maintenant essentiellement utilisé pour prétendre qu’on doit soulager la production agricole de toutes les contraintes qui l’empêchent d’être encore plus productive.
Et il y a cette idée, qui est fausse mais très présente dans les discours, qu’il faut augmenter la production ici pour nourrir le monde. On a beaucoup entendu ça de la part de la FNSEA, notamment depuis 2022 et la rupture des chaînes d’approvisionnement en céréales et huiles végétales d’Ukraine, l’idée étant que la France doit compenser.
Mais le pire service à rendre aux pays en développement importateurs de denrées alimentaires, c’est de maintenir cette dépendance à l’égard de prix bas subventionnés par les contribuables européens. Il faut au contraire renforcer la capacité de leur agriculture à satisfaire les besoins locaux.
Pour protéger leurs marchés intérieurs, certains Etats ont imposé embargos ou taxes : la souveraineté implique-t-elle le protectionnisme ?
Le choix n’est pas entre un protectionnisme destructeur et problématique pour les consommateurs, d’une part, et un libéralisme commercial débridé, d’autre part. La question, c’est où place-t-on le curseur de manière non seulement à ce que le commerce permette de fluidifier les choses et de faire baisser les coûts pour les consommateurs mais aussi de manière à protéger la capacité de la production locale et préserver la diversité (des systèmes agricoles).
Et puis, il faut distinguer les protectionnismes : il y a d’une part des tarifs douaniers qui pénalisent un pays parce qu’il n’est pas politiquement sur la ligne de la grande puissance qui impose ces tarifs – ce que font actuellement les Etats-Unis.
D’autre part, il y a l’imposition de tarifs pour pénaliser les pays qui ne respectent pas des normes en matière d’environnement ou de droit du travail…
Et ça, c’est un protectionnisme intelligent qui met le commerce au service du développement durable et pourrait inciter des pays comme l’Argentine et le Brésil à renforcer la protection des travailleurs et à réduire l’usage des pesticides par exemple, de manière à avoir un accès facilité au marché européen.