Quel avenir pour la réutilisation des eaux usées traitées ?
TNC le 15/09/2020 à 06:01
L’Europe veut encourager la réutilisation des eaux usées traitées pour l’irrigation. Mais le nouveau règlement communautaire qui encadrera leur usage en 2023 sera plus contraignant que l’actuelle réglementation française. Verra-t-on un jour se développer cette pratique, encore très minoritaire sur notre sol ?
Dans notre pays, les cinq années les plus chaudes depuis le début du XXe siècle ont été enregistrées au cours de la dernière décennie. Selon Météo France, 2019 s’est ainsi classée au troisième rang pour ce paramètre, derrière 2018 et 2014. Ce dérèglement climatique et la hausse de la population entraînent des tensions sur l’eau. Ainsi, 85 % des départements ont été confrontés à une situation de stress hydrique en 2018, par exemple.
Pour faire face, le plan européen « Blueprint » incite les États membres à réduire leurs prélèvements dans les cours d’eau et les nappes. Parmi les pistes envisagées figure la réutilisation des eaux usées après traitement, une solution que Bruxelles souhaiterait voir se développer en Europe pour l’irrigation des cultures.
« Nous pourrions potentiellement réutiliser 6,6 milliards de mètres cubes d’eau annuellement d’ici 2025, contre 1,1 milliard par an actuellement », pointe Simona Bonafè, eurodéputée rapporteuse du nouveau règlement relatif à la réutilisation des eaux usées traitées adopté en mai. « Cela nécessiterait un investissement de moins de 700 millions d’euros et permettrait de recycler plus de la moitié du volume d’eau actuel des stations de traitement des eaux usées pour l’irrigation. »
Provenant du milieu naturel, l’eau que nous prélevons est traitée, acheminée puis utilisée pour divers usages domestiques : douche, toilettes, lave-linge, etc. Après utilisation, ces eaux « usées » sont collectées et traitées dans des stations d’épuration. Elles sont ensuite rejetées dans la nature. C’est le « petit cycle de l’eau ». Elles peuvent aussi être affectées à de nouveaux usages. On parle alors de « réutilisation des eaux usées traitées » (REUT) : arrosage d’espaces verts, nettoyage de voirie, industrie, recharge de nappes et même potabilisation.
À Singapour, cinq usines de traitement des eaux comblent 100 % des besoins du secteur industriel et jusqu’à 40 % des besoins domestiques pour six millions d’habitants ! On mesure aussi l’enjeu que représente cette technique en matière de sécurisation de la ressource en eau pour l’agriculture.
La REUT en irrigation est fréquente dans les pays chauds : sud des États-Unis, Mexique, Australie… En Israël, le taux de REUT atteint 80 %, dont 71 % servent aux cultures. L’Italie et l’Espagne recyclent respectivement 8 % et 14 % de leurs eaux usées. Autant dire que, avec entre 0,1 et 1 % de réutilisation des eaux usées (les chiffres ne sont pas connus avec précision), la France peut paraître très à la traîne.
« Pour les pays du nord de l’Europe, trouver des solutions pour pallier la pénurie d’eau n’est pas une nécessité », explique Pierre Vincens, agriculteur dans le Tarn, chargé du dossier REUT à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. « En Israël, en Espagne, il n’y a pas le choix. En France, nous conservons une disponibilité en eau importante, parfois plus tendue au Sud. »
L’idée ne date pourtant pas d’hier. Les premiers projets ont émergé dans les années 1980 sur des îles, où l’eau est une denrée précieuse. Les fameuses pommes de terre bonnottes de Noirmoutier sont ainsi irriguées avec de l’eau traitée issue de la station d’épuration locale. On recense aujourd’hui une soixantaine de cas de REUT en fonctionnement dans l’Hexagone. Un nombre équivalent serait en projet, et plusieurs expérimentations menées sur divers types de cultures. Par exemple, Veolia pilote actuellement un test sur 19 ha de maïs irrigué près de Tarbes (Hautes-Pyrénées).
Lire à ce sujet : Les eaux usées de Clermont-Ferrand sont recyclées pour irriguer 750 ha
En légère augmentation (+ 7 % sur 20 ans), la REUT reste cependant rare dans notre pays, et la tendance est désormais moins aux usages agricoles qu’à l’arrosage des espaces verts ou des golfs. Lors des « assises de l’eau » (2018-2019), la France a annoncé son intention de tripler les volumes d’eaux actuellement réutilisés.
Nouveau règlement européen plus contraignant
Jusqu’ici réglementée par un arrêté datant de 2010 (modifié en 2014), la REUT agricole sera bientôt encadrée par un règlement européen visant à harmoniser sa mise en œuvre à l’échelle de l’Union. Voté en mai 2020, ce texte devra être mis en application en 2023. Une nouvelle reçue avec scepticisme par Christophe Cautier, président de l’association syndicale autorisée (Asa) Limagne Noire. Sans équivalent sur le plan national, ce collectif de 55 agriculteurs irrigue 750 ha de grandes cultures avec les eaux usées de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), depuis 1996. « Il n’y aura pas de changement majeur de notre côté, commente-t-il. La qualité de notre eau est identique à celle exigée pour la baignade. Mais je doute que ce texte favorise l’émergence de nouveaux projets. Le cahier des charges reste trop important. »
Pour Bruno Molle, ingénieur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), les nouvelles normes exigées par l’Union européenne pourraient même être fatales à certaines structures pratiquant la REUT. « Il faudra un traitement tertiaire pour réduire encore les pathogènes en sortie de station, détaille ce spécialiste de la REUT. Cela engendrera un certain coût et une maintenance lourde.
L’Asa Limagne Noire a la chance de disposer de 10 ha de bassins [de la sucrerie de Bourdon (qui vient de cesser son activité), pour le lagunage d’une partie des eaux de la station d’épuration de la ville, NDLR]. Ce n’est pas le cas partout. Pour certaines stations d’épuration, la mise en conformité imposée par le nouveau règlement européen sera impossible financièrement. Il faut espérer qu’il y ait des aides publiques ou que la réglementation évolue. »
Le président de l’association Irrigants de France, Éric Frétillère, avait déjà mis en garde contre une surenchère liée à la qualité des eaux d’irrigation. « Heureusement, le règlement évoque la possibilité pour chaque État membre de procéder à des adaptations avec un certain degré de liberté », note-t-il.
« Techniquement, tout est au point, affirme pourtant Bruno Molle de l’Inrae. Le principal frein demeure le coût, encore élevé. Il varie de 0,25 à 0,80 €/m3 contre 0,01 à 0,15 €/m3 en irrigation classique. Dans les cas de REUT en fonctionnement, une grande partie du coût est supportée par la collectivité. Il y a encore des marges de progression à trouver. De nouvelles filtrations sont à l’essai. »
Mais l’investissement de départ reste coûteux : pour son financement, le projet de l’Asa Limagne Noire avait nécessité une levée de fonds de 5,4 millions d’euros. « Il faudra forcément des aides publiques, ajoute l’agriculteur tarnais Pierre Vincens. La REUT doit être perçue comme un service rendu par les agriculteurs à la collectivité. » La pratique permettrait en effet de dépolluer les eaux usées dans le milieu naturel via le filtre du sol et l’absorption d’éléments minéraux par les plantes.
« Les urines sont d’ailleurs un fertilisant potentiel extrêmement intéressant, ajoute l’ingénieur de recherche Bruno Molle. Elles contiennent 6 g/l d’azote, du phosphore, du potassium, des oligoéléments et sont quasiment exemptes de pathogènes. L’idéal serait de les séparer à la source. On trouve normal d’utiliser les effluents des animaux, pourquoi pas celui des humains ? Je prédis que, dans 30 ans, ce sera la norme. »
Pratique sans danger ?
Mais la REUT se heurte à des craintes d’ordre sanitaire. La survie des contaminants, dans le sol ou sur les plantes irriguées par aspersion, interroge. « Les études menées sur le secteur de l’Asa Limagne Noire n’ont jamais rien mis en évidence », fait valoir Christophe Cautier, fort de 22 années d’expérience.
À l’Inrae, on reste prudent. « Les pathogènes classiques sont maîtrisés, mais il reste des questionnements autour des parasites et des virus », reconnaît Bruno Molle.
Le spécialiste indépendant des politiques de l’eau Marc Laimé, opposant déclaré à la REUT, dénonce la faiblesse des contrôles opérés sur les rejets des stations depuis le « démantèlement organisé » des services d’assistance technique aux exploitants de station d’épuration (Satese) : « Comment peut-on promouvoir la réutilisation des eaux usées alors que la surveillance est déjà défaillante ? Cela peut avoir des conséquences graves. En 2011, une épidémie de diarrhée a fait plus de 40 décès dans différents pays d’Europe. En cause, des graines germées irriguées et contaminées par des eaux usées traitées. Les industriels du traitement spéculent sur les futures pénuries d’eau et n’y voient qu’une opportunité de marché. La REUT est une fuite en avant technologique qui évite de remettre en question le modèle agricole dominant. »
Les polluants non organiques (microplastiques, produits pharmaceutiques, pesticides…) inquiètent aussi. Si la majorité des consommateurs se déclare favorable à la REUT, 20 % y demeurent hostiles et certains agriculteurs y sont opposés. D’autres freins subsistent. La faisabilité pratique cantonne ainsi la REUT aux périphéries de villes. Malgré la volonté de la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E) d’envisager la REUT en associant collectivités, agriculteurs et industriels dès que se construit ou se modernise une station d’épuration, sa généralisation au champ n’est donc pas pour demain.
« C’est une solution d’avenir mais pas à court terme, résume l’agriculteur Pierre Vincens. Il y a dans ce nouveau règlement européen deux idées qui se télescopent : la volonté de promouvoir la REUT et un principe de précaution de plus en plus prégnant. Il faudra trouver un compromis en maîtrisant au maximum l’aspect sanitaire. »
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