« Ce qui change par rapport à Trump, c’est la méthode »
TNC le 29/07/2021 à 13:00
Quel impact aura l’élection de Joe Biden sur l’agriculture américaine et le paysage agricole mondial ? Farm bill, biocarburants, relations commerciales avec la Chine et l’Europe, concentration des marchés : Jean-Christophe Debar, consultant à Agri-US-Analyse et spécialiste de la politique agricole américaine, nous livre son éclairage.
TNC : On a tendance à voir l’électorat agricole américain comme étant plutôt pro-Trump : comment a-t-il réagi à l’élection de Joe Biden en décembre dernier ?
Jean-Christophe Debar (JCD) : Le cœur du syndicalisme agricole aux États-Unis, c’est le Farm Bureau (American Farm Bureau Federation, NDLR), qui est traditionnellement et depuis longtemps plutôt Républicain… donc plutôt pro-Trump quand Trump était au pouvoir, même s’il faudrait analyser les choses de façon plus détaillée. Ce qu’on peut dire nettement – on le sait par les études –, c’est qu’une énorme majorité du monde rural, et des agriculteurs en particulier, a voté Trump en 2020.
Mais n’oublions pas toute cette partie Démocrate, qui n’est pas majoritaire mais qui est néanmoins importante, représentée par la National Farmers Union. Il est évident qu’elle est plus écoutée et a plus d’impact avec un gouvernement Démocrate. Les syndicats sont pragmatiques et quelle que soit la couleur de l’administration, on avance en jugeant au cas par cas. Il y a très peu de manifestations agricoles de rue aux États-Unis comme c’est le cas en France. Les actions passent par du lobbying.
TNC : Sur le secteur céréalier en particulier, que peut-on attendre de cette administration Démocrate en matière de stratégie, d’aides, etc. ?
JCD : Resituons le contexte américain : le centre de gravité de la vie politique, c’est le Congrès. Quand on regarde depuis la France ce qui se passe aux États-Unis, on regarde surtout l’élection présidentielle et on a tendance à minorer les élections législatives, alors que c’est là que ça se passe ! Aujourd’hui, le contexte au Congrès est plutôt favorable aux Démocrates, même si l’équilibre est fragile. Au sujet du secteur céréalier : la politique agricole américaine se joue essentiellement dans le cadre du Farm Bill, qui se déroule sur cinq ans, et le gros enjeu sera de préparer le prochain, voté fin 2022.
Même si le gouvernement a peu de prise sur le Farm Bill actuel, il peut déjà intervenir de façon non négligeable. Par exemple, quand Biden est entré en fonctions en janvier, il a rééquilibré les priorités des programmes d’aides qui avaient déjà été votés par le Congrès pendant la crise du Covid. Les programmes étaient assez traditionnels, surtout dévolus aux producteurs de grandes cultures. Il a un peu recentré les choses au profit d’autres productions comme les fruits et légumes.
Hors Farm Bill, l’administration Biden a récemment débloqué plusieurs centaines de millions de dollars dans l’optique de consolider des filières dites stratégiques et les rendre plus résilientes. Les filières agricoles et alimentaires en font partie, et on voit apparaitre des actions plus structurelles, une réflexion sur une agriculture plus diversifiée, sur la sécurité alimentaire et les aspects nutritionnels, etc. Cela pourrait à mon avis préparer le prochain Farm Bill.
TNC : Quid de la filière biocarburants aux États-Unis ? Peut-on déjà envisager une évolution des surfaces dédiées aux cultures énergétiques ?
JCD : Il y a à ce sujet une actualité immédiate. La Loi sur l’énergie américaine fixe des obligations d’incorporation de biocarburant dans les carburants, en fonction d’une répartition très précise. Une clause prévoit des exemptions d’incorporation pour ce qu’on appelle les « petits raffineurs ». On s’est aperçu que l’administration Trump avait accordé des exemptions en quantité non négligeable, ce qui a été remis en cause devant les tribunaux par l’industrie du bioéthanol. Et on assiste depuis deux ou trois ans à un ping-pong judiciaire.
Dans ce dossier compliqué, on sent bien que l’administration Biden est très prudente et essaie de ménager les intérêts des uns et des autres. Il n’y a pas de direction très claire. Globalement, l’industrie du bioéthanol bénéficie d’un soutien assez significatif depuis quinze ans, mais des choses peuvent venir contrarier ce mouvement favorable : la question de l’avenir des moteurs thermiques se pose à moyen terme. Et même s’ils sont moins prononcés, il y a aux États-Unis les débats qu’on connait bien en Europe sur les changements d’affectation des sols.
On note quand même une différence avec l’Europe : les officiels américains insistent davantage sur la contribution des biocarburants à la lutte contre le changement climatique. Sur les carburants dits conventionnels, la marge de manœuvre existe et elle est large, mais dans la pratique les progrès risquent d’être lents. Aujourd’hui les États-Unis sont au plafond d’incorporation, mais une réflexion est menée sur l’augmentation du taux, fixé traditionnellement à 10 % de biocarburants dans l’essence. Tout un problème d’équipement des stations-services se pose, et il faut investir pour aller vers des moteurs capables d’accueillir de fortes doses de biocarburants.
L’avenir, c’est à mon avis la recherche sur les nouveaux biocarburants : il y a un soutien public fort à la recherche sur ces biocarburants dit « avancés », avec des techniques de pointe sur les enzymes, l’efficacité énergétique… On peut penser qu’il en sortira des choses dans les prochaines années car c’est une recherche très active, mais là aussi, c’est très long.
TNC : Comment se présentent désormais les relations commerciales des États-Unis, notamment avec la Chine et l’Union européenne ? Une reprise des négociations sur le traité de libre-échange transatlantique pourrait-elle être envisagée, prenant en compte l’agriculture ?
JCD : Avec la Chine, il n’y a sur le fond pas vraiment de changement par rapport à Trump : le Chine est toujours désignée comme le grand rival stratégique dont il s’agit d’endiguer la montée en puissance. Ce qui change davantage par rapport à Trump, c’est la méthode : l’administration Biden essaye de créer une sorte de front commun des pays du « monde libre », si l’on reprend les termes américains, contre la Chine. Cela suppose une approche avec des partenaires en Europe assez différente de celle de Trump. Il n’était pas tendre avec ses alliés, Biden essaie visiblement de corriger le tir. Mais ils ne feront de cadeaux à personne, et surement pas à l’Europe. Sur le dossier d’un éventuel nouvel accord commercial entre les États-Unis et l’Union européenne, il y a à mon avis toujours le même blocage que sous l’ère Trump : un Congrès américain qui veut inclure l’agriculture dans le projet d’accord, et l’Europe qui ne veut pas.
La Chine reste le dossier numéro un dans la politique étrangère des États-Unis, avec des conséquences sur ses partenaires européens. Le dossier agricole prend une place importante : la Chine est un gros importateur, on le voit depuis deux ans sur les marchés, et il y a une perception américaine selon laquelle cela va durer. Les États-Unis veulent bien sûr être un gros fournisseur de ce marché, en s’en donnant les moyens, c’est-à-dire en étant compétitifs. C’est là que la politique étrangère entre en jeu. On voit bien avec l’expérience Trump que le Chine est prête à la rétorsion rapidement dès que les relations s’enveniment. Le dossier agricole est une carte forte pour les États-Unis, ils ont évidemment envie de la jouer et ça suppose de faire attention avec la Chine.
TNC : Existe-t-il aux États-Unis une demande sociétale forte en termes d’agroenvironnement, de traçabilité, de bien-être animal ? Comment les filières s’adaptent-t-elles ?
JCD : Oui, je suis depuis longtemps ce qui se passe aux États-Unis en matière agricole et alimentaire, et quand je regarde ce qui s’est passé depuis cinq, sept ans, il y a une forte accélération de la demande dans un sens qu’on pourrait qualifier d’« européen », même si le contexte est différent. Cette demande sociétale se traduit au niveau de la production agricole. Par exemple, le bio pèse aux États-Unis environ 6-7 % de la consommation alimentaire, et l’on est dans une dynamique comparable à celle qu’on a en France et plus globalement en Europe.
C’est vrai pour l’agriculture bio et plus généralement sur les préoccupations liées à la durabilité, avec un facteur spécifique : les OGM sont très développés aux États-Unis, ce qui polarise les tensions entre l’agriculture dite agro-industrielle et l’agriculture qui se préoccupe plus de biodiversité et de durabilité. Sur la traçabilité, les États-Unis sont plutôt en retard par rapport à l’Europe, mais c’est clairement en pleine évolution.
Dans le cadre de ses décrets présidentiels, Biden a aussi octroyé des financements sur les circuits alimentaires de proximité, y compris sur le développement de petits abattoirs locaux… dans un cadre américain où trois à quatre entreprises font à elles seules 80 % de l’abattage.
On sent une réflexion sur ce sujet : est-ce raisonnable d’être à un tel degré de concentration, y compris dans la taille des unités industrielles ? Ça a été dévastateur dans certaines régions au moment du Covid : des abattoirs entiers ont dû fermer et cela a paralysé un pourcentage important de la production américaine. La réflexion porte sur la concentration des marchés à la fois d’amont et d’aval : l’abattage, les semences, les intrants… Il est aussi question de revisiter à nouveau les relations contractuelles entre agriculteurs et acheteurs dans les filières dites intégrées. L’idée est de donner aux éleveurs (de volailles, de porcs, de bovins) les moyens de mieux se défendre face aux intégrateurs dans les clauses des contrats.
Pour suivre les évolutions des cours des matières premières agricoles, rendez-vous sur les cotations Agri Mutuel.