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[Dans le rétro] Agribashing

Aux racines du malaise paysan


TNC le 30/12/2019 à 17:47
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Les raisons du mal-être des agriculteurs sont multiples: sentiment croissant de dénigrement, normes de production plus strictes, volatilité des prix, etc. (©TNC)

Bousculés sur les marchés mondiaux, questionnés dans leurs pratiques par la société, les agriculteurs français vivent un malaise grandissant, qu'ils ont exprimé à plusieurs reprises cette année et dont l'« agribashing » n'est que la partie émergée.

Deux chiffres traduisent le recul du monde paysan : alors que les agriculteurs représentaient quelque 30 % de la population active au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la ferme France, fragilisée par les crises successives, pèse aujourd’hui moins de 3 % des actifs.

L’agriculteur « a été pendant très longtemps célébré, il a été reconnu, à un moment donné, un peu comme le symbole de la nation française en train de se moderniser. La France était avant tout un pays de paysans. Les agriculteurs ont en mémoire cette histoire-là », souligne François Purseigle, sociologue du monde agricole.

90 % des ruraux ne sont pas paysans

Plus cuisant encore, les paysans, longtemps fiers de nourrir un pays qui se targue de gastronomie, sont devenus une minorité jusque dans les campagnes : « l’essentiel des gens habitent autour des métropoles voire assez loin, donc 90 % des ruraux ne sont pas paysans. Du coup, il y a des problèmes de cohabitation entre des personnes qui n’ont pas du tout le même imaginaire. Il y a une concurrence d’usage du territoire », explique Jean Viard, directeur de recherche associé Sciences Po-CNRS.

« On a toujours été un peu en décalage, avec un rythme de vie différent (…) mais depuis quelques années, on vit un isolement, on vit cette frustration à côté des gens avec qui on habite, avec qui on va à l’école. On est devenu des gens limite fréquentables, des empoisonneurs », témoigne Olivier Coupery, agriculteur en polyculture élevage, et éleveur de chevaux, à Montfort-L’Amaury (Yvelines).

Alors que les associations antispécistes n’ont de cesse de dénoncer les mauvais traitements sur les animaux d’élevage, Olivier Coupery qui est visé par une pétition de riverains, aimerait, dans une forme de boutade, « qu’on prenne en compte le bien-être de l’agriculteur, le bien-être de l’éleveur ». Conséquences d’une arrivée des néo-ruraux : les demandes de faire taire Maurice le coq sur l’île d’Oléron, ou de déplacer les vaches et leur fumier trop odorant dans le Cantal.

À lire : Christophe Castaner présente une cellule contre les intrusions dans les élevages

Dénigrement systématique

Ces injonctions, qui se sont multipliées devant les tribunaux, ne sont cependant que les manifestations les plus folkloriques d’un phénomène dénoncé par la FNSEA : l’« agribashing » ou le dénigrement systématique des pratiques agricoles. La révolte du monde paysan contre cette mise à l’index a mené des centaines d’agriculteurs à manifester en tracteur sur les routes ces derniers mois, jusqu’au blocage du périphérique parisien le 27 novembre. Sont qualifiés d’agribashing autant les intrusions de militants anti-viande dans les élevages (« 71 actes délictueux » depuis le début de l’année selon le gouvernement) que la remise en question de l’utilisation des produits phytosanitaires.

Pour lutter contre les intrusions, la gendarmerie a créé fin 2019 la cellule spécialisée Demeter. Mais face à la demande d’une meilleure régulation des produits phytosanitaires, le gouvernement a lancé une concertation sur les zones de non traitement (ZNT) où toute pulvérisation est interdite, et a finalement annoncé fin décembre sa décision sur la distance d’épandage des pesticides par rapport aux habitations.

À lire : Intrusions, vols, agressions… En Bretagne, les gendarmes coachent les agriculteurs

En savoir plus sur les ZNT :
[Paru au JO] ZNT – Le décret sur les distances de non traitement près des habitations est publié

La montée en puissance des question environnementales dans la société n’est pas circonscrite à la France : en Allemagne, des milliers d’agriculteurs ont manifesté le 22 octobre contre les réglementations du gouvernement en matière de climat et de réforme agricole, qui menacent selon eux l’existence de leur activité. Trois semaines plus tôt, les paysans néerlandais avaient provoqué 1 000 kilomètres d’embouteillages, estimant être devenus les boucs émissaires de la lutte contre le réchauffement climatique.

Manifestations d’agriculteurs, le 27 novembre dernier. (©TNC)

Des normes toujours plus drastiques, des produits d’importation toujours plus nombreux

« Les néo-ruraux sont venus dans les conseils municipaux et ont amené un regard plus critique que constructif », témoigne Jérôme Régnault, co-fondateur du numéro vert « Ici la terre », ligne ouverte pour retisser des liens en répondant aux questions du grand public.

Mais, « ce serait un tort de réduire les symptômes de la crise agricole à la question de l’agribashing. Ce qui est sûr, c’est qu’un certain nombre de controverses portées notamment par des groupes sociaux ou une partie de la société peut venir renforcer des crises à la fois économiques et morales », souligne François Purseigle. « On a des agriculteurs qui doivent s’adapter à la concurrence mondiale et donc être super-productifs, ce qui est moins bien accepté par la société ; ça a créé une première zone de tension. Ce qui rajoute une touche de tension, c’est le changement climatique : la société française et une partie des citoyens sont de plus en plus conscients qu’il y a des enjeux de changements climatiques majeurs et que l’agriculture a une part de responsabilité », souligne Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie des entreprises à l’Université de Clermont-Ferrand.

Sommés de monter en gamme et de réduire l’utilisation de produits phytosanitaires lors des états généraux de l’alimentation, les agriculteurs ont très mal vécu ce qu’ils considèrent comme un double discours du gouvernement, qui dans le même temps invite des pays moins regardants en termes sanitaires et environnementaux à inonder de leurs produits moins chers les étals français, y compris en bio.

Si l’accord de libre-échange UE-Mercosur semble pour l’heure enterré en France, le Ceta, accord de libre-échange avec le Canada, d’ores et déjà expérimenté et en discussion au Parlement, a également été un motif de grogne ces derniers mois, d’autant que les produits français sont déjà malmenés sur des marchés mondialisés.

Comme le rappelait en juin l’économiste Philippe Chalmin, depuis la fin des quotas européens qui garantissaient un prix stable aux producteurs, « nous sommes dans un monde agricole de plus en plus marqué au coin de l’instabilité des prix et des marchés. Les prix agricoles dépendent peu, presque pas du tout, des prix payés par le consommateur », mais plutôt des cours non seulement nationaux et européens, « mais de plus en plus internationaux ». En d’autres termes, c’est la coopérative néo-zélandaise Fonterra qui fait la pluie et le beau temps sur les prix mondiaux du lait, et l’influence des achats de porcs des Chinois se fait sentir jusqu’au marché de Plérin en Bretagne.

22,1 % des agriculteurs  sous le seuil de pauvreté en 2016

Cette volatilité des cours, alliée aux aléas climatiques, a laissé sur le carreau plus d’un exploitant agricole, malgré une tentative de rééquilibrage des prix sur le marché intérieur avec la loi Alimentation qui n’a eu guère d’effet pour l’instant sur le revenu des agriculteurs.

Selon une étude de l’Insee, 22,1 % d’agriculteurs se trouvaient sous le seuil de pauvreté en 2016, ce qui en fait la profession la plus exposée. L’institut note également que 19,5 % des agriculteurs n’ont eu aucun revenu, voire ont été déficitaires, en 2017. « Les agriculteurs sont encore en phase de mutation avec un double mouvement à l’intérieur : vous avez le développement d’une agriculture bio et de proximité, qui représente déjà au moins 20 % des exploitations, et celui des grosses exploitations qui peuvent investir dans les terres et la technologie ». Et il reste les agriculteurs « formés à la chimie et à la mécanique » qui ont 35 à 60 ans et « ont des problèmes pour investir dans la transformation de leur modèle », détaille Jean Viard.

Dans ce contexte, « un regard accusateur, qui peut devenir agressif, ça peut être la goutte d’eau qui fait qu’on commet l’irréparable. Le fait que ça puisse amener un collègue au suicide, on le vit très, très mal », déclare à l’AFP Jérôme Régnault, céréalier et apiculteur dans les Yvelines.

Il y a eu 372 suicides de paysans en 2015 contre 150 cas en moyenne par an entre 2007 et 2011, selon les statistiques les plus récentes de la sécurité sociale agricole, la MSA.

À lire : Prévention du suicide des agriculteurs: Agri-sentinelles, le réseau pour faire des techniciens des « lanceurs d’alerte »

Ce climat mortifère a été porté sur la place publique par le film « Au nom de la terre » où Guillaume Canet incarne un agriculteur poussé au suicide. Le film a été un succès public et tutoyait début décembre les 2 millions d’entrées après 11 semaines d’exploitation.

À lire : L’interview exclusive d’Edouard Bergeon, réalisateur du film « Au nom de la terre »

Le documentaire, plus confidentiel, de Sophie Loridon « Lucie après moi le déluge », témoignant de la rude existence dans une petite exploitation ardéchoise au long du XXe siècle, a pour sa part engrangé 15 000 entrées en 2019. Après le multi-césarisé « Petit paysan », ces succès montrent que les Français se sentent encore concernés par la question agricole. « Il y a quand même derrière la question des controverses qui entourent l’agriculture un intérêt profond pour la question agricole (…). Aujourd’hui encore, peut-être même plus qu’hier, bon nombre de Français se pressent dans des salons agricoles et sont attentifs et attachés à cette profession », selon François Purseigle.

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