Le pluralisme juridique en matières foncière et agricole
Gérard CHOUQUER, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 16/09/2024 à 12:02
Les situations de pluralisme juridique se rencontrent dans au moins deux cas : lorsque des droits différents voire contradictoires coexistent sur un même territoire, et quand les utilités de la chose ne sont pas toutes entre les mêmes mains et sont partagées. Les agriculteurs sont directement concernés par cette situation, à travers plusieurs questions fondamentales : le devenir du statut dérogatoire du fermage ; l'effet du droit de l'environnement sur l'exploitation des utilités de la chose ; le poids à venir des solutions de portage foncier
La définition française ou latine du droit de propriété cache de plus en plus mal le fait que le droit foncier évolue vers des formes de plus en plus pluralistes. Par des doses toujours plus fortes de montages contractuels qui diffractent les usages ou utilités, et par l’extension de zonages qui multiplient les zones dans lesquelles on applique des normes ou des restrictions différentes de celles constatées dans des territoires voisins, il devient difficile de continuer à faire croire que la propriété aurait conservé le caractère unitaire, individuel et exclusif qu’avaient cherché à lui donner les juristes rédacteurs du Code civil de 1804.
Coexistence de droits différents sur un même territoire
– À s’en tenir à des observations très générales, dans un pays comme la France, nous n’avons pas (ou nous n’avons plus) de situation de coexistence de droits différents, alors que cela reste le cas dans de nombreux autres pays. Par exemple, dans une très grande partie du continent africain, on assiste à la juxtaposition du droit coutumier, du droit islamique là où une grande partie de la population adopte cette confession, et du droit occidental dû à l’héritage de la colonisation.
En France, tout particulièrement depuis 1804, le droit civil a posé des bases qui paraissent ou sont censées être infranchissables. Tel est le cas de la conception individualiste, absolutiste et unificatrice de la propriété.
Mais, au-delà de cette apparence d’unité que donne le Code civil, la société française connaît des formes de pluralisme du droit de propriété dans des domaines aussi variés que l’agriculture, l’environnement, les Monuments historiques, le régime juridique des édifices du culte catholique, etc. Dans toutes ces situations, il y a pluralisme, car toutes les utilités qu’on peut tirer de la chose ne sont plus (ou plus complètement) dans la main du propriétaire en titre. Deux exemples, liés au monde agricole, permettent de toucher du doigt les formes que peut prendre ce pluralisme :
- Tout d’abord le statut du fermage du Code rural, qui s’ajoute au droit civil, et même le contredit. C’est un droit dérogatoire qui introduit d’autres règles que les règles ordinaires. Il est dérogatoire pour deux motifs principaux :
- Il inverse la relation bailleur-locataire, en donnant au locataire des droits tels que le bailleur, propriétaire en titre, ne dispose plus librement de son bien ; ainsi, la famille de l’exploitant peut rester s’il transmet la ferme à son héritier, ce qui revient à interdire au propriétaire d’avoir le droit de changer de locataire.
- Il est dérogatoire par rapport au droit d’héritage, car il autorise des entorses au principe de l’égalité successorale, au motif, compréhensible, de protéger l’exploitation : l’héritier qui reprend l’exploitation du père, ne verse pas à ses frères et sœurs des soultes en proportion et à la hauteur de la valeur du bien, mais des montants nettement minorés, ceci afin de ne pas pénaliser son activité productive par des charges financières trop lourdes.
- D’autres formes de pluralisme sont territoriales, c’est-à-dire que le droit n’est pas le même sur l’ensemble du territoire français et que plusieurs droits coexistent. C’est le cas du droit local de l’Alsace-Moselle, notamment sur le terrain foncier : le régime foncier qui caractérise ces trois départements n’est pas le même que celui du reste de la France ; il s’avère mixte, à la fois cadré par les principes du Code civil français, mais comportant aussi nombre de dispositions spécifiques qui viennent du droit allemand (la principale étant que le transfert de propriété est un acte judiciaire, et qu’il n’a lieu qu’à compter de l’inscription dans le livre foncier, par le juge foncier).
-Le droit local de cette région concerne aussi (parmi d’autres) le droit de chasse, qui est géré par des dispositions plus contraignantes et collectives qu’ailleurs sur le territoire français. Dans ce territoire alsacien-mosellan, l’enchâssement des dispositions dérogatoires dans un statut lui-même d’exception peut aboutir à des situations pluralistes augmentées. Si l’on reste dans le cas de la chasse, le droit local de ces trois départements ne permet pas à un propriétaire de s’opposer à la pratique de la chasse sur ses propres terres, alors que ce propriétaire peut le faire dans tous les autres départements français.
Partage des utilités de la propriété
Un point sur la notion juridique d’utilités de la chose.
On peut faire mille et une chose avec une propriété, ce qu’on résume par la notion d’utilités : l’avoir, la transmettre, la vendre, l’échanger, la donner en gage, la prêter, mais aussi, l’exploiter de différentes manières, pour cultiver la terre, élever des animaux, exploiter du bois, gérer un système d’irrigation, effectuer des aménagements divers et variés. Et ceci selon des formes d’exploitation donnant lieu, le plus souvent, à des contrats agraires eux-mêmes très variés (bail emphytéotique, bail à complant, bail à domaine congéable, bail rural dans le cadre du statut du fermage…).
Or, on dit toujours que la propriété est absolue et on explique ce terme par le fait que (depuis le Code civil de 1804) toutes les utilités seraient réunies dans la main du seul propriétaire défini à l’article 544. Mais c’est une présentation maladroite, puisque la vie agraire suppose très souvent le partage des utilités, et a même créé les instruments juridiques qui le permettent (baux, sociétés commerciales, associations, coopératives, sociétés de portage). La notion d’absolutisme ne se comprend que par rapport à l’Ancien Régime : depuis 1789, il n’est plus possible de confondre la souveraineté et la propriété, et de faire en sorte que la propriété soit partagée entre un seigneur qui aurait le droit éminent, et un tenancier n’ayant que les utilités de la chose, le tout dans une relation de dépendance marquée par le versement d’un cens reconnaissant la situation d’infériorité du tenancier. Mais pour tout le reste, le partage des utilités est non seulement possible, mais fréquent.
Chacun sait aussi que c’est avec le droit de l’environnement que cette dissociation ou séparation du faisceau des droits est la plus marquée et la plus lourde de conséquences pour la pratique des activités de production agricole et forestière. Il s’agit moins d’évoquer l’éventuelle dissolution du droit du propriétaire dans le droit de l’usager de la nature, qui est une façon un peu trop rhétorique de poser le problème, que de comptabiliser les divers chemins de la recomposition écocentrée du droit de propriété, c’est-à-dire de sa transformation progressive et profonde par les normes environnementales. Par exemple, les innombrables restrictions de droit public à la propriété privée sont des contraintes, principalement environnementales, qui ont pour but de limiter sérieusement l’exercice du droit de propriété. Avec ces restrictions, on voit aussi que l’une des caractéristiques fondatrices du droit de propriété, le jus excluendi alios (ou droit d’exclure les autres de sa propriété) est progressivement retourné, puisque ce sont des normes extérieures qui excluent le propriétaire de certaines utilités qu’il avait, jusque-là : le droit d’exercer ou d’exploiter sur son propre terrain. Puisque la mode est aux anglicismes, ne devrait-on pas parler de reverse ownership, ou propriété inversée ?
Faire porter le foncier par d’autres que par l’exploitant.
Aujourd’hui, la question du partage des utilités sur la propriété foncière a tendance à être posée de façon beaucoup plus radicale que dans le passé, même proche. La raison est que la structuration, familiale et de petite et moyenne entreprise dans l’agriculture française, cède du terrain et se trouve confrontée à de nouvelles structures juridiques et économiques, déjà nombreuses, mais dont on peut penser que toutes n’ont pas encore été inventées. L’idée principale est : faut-il que l’exploitant continue à être le porteur du foncier ? Et si l’on répond non, vers quelles formes de partage des utilités, donc de pluralisme, doit-on aller ?
Ce partage conduit vers le portage foncier. Aujourd’hui, une des difficultés pour les agriculteurs – notamment ceux qui veulent s’installer et n’héritent pas d’une exploitation – est d’avoir à supporter la charge de l’acquisition du foncier, ce mot désignant alors la terre qui forme la base de l’exploitation : cette charge vient retarder ou gêner l’investissement dans l’exploitation elle-même.
D’où l’idée de dissocier la propriété de la terre, de son usage par l’exploitant. C’est ce que mettent en œuvre diverses solutions dites de portage foncier, le but étant de faire porter le foncier par d’autres que l’exploitant. La notion est cependant encore assez neuve puisqu’elle n’a pas d’entrée spécifique dans la table alphabétique du Code rural (version de 2017 consultée).
Il peut s’agir de la famille, et des formules de montage existent en ce sens : dans la famille, l’un des membres est l’exploitant, mais les frères et sœurs ou le parent survivant sont associés dans la propriété des biens fonciers via une société civile d’exploitation rurale. La difficulté est que dans une société de portage familial conçue entre frères et sœurs qui ont pu réussir à s’entendre, le niveau d’accord faiblit à la génération suivante, les cousins pouvant ne plus avoir les mêmes raisons de s’associer et les mêmes liens entre eux ; et ainsi de suite.
D’autres formes de portage existent, ayant recours à des établissements, des associations ou des entreprises qui ont constitué des stocks de terres et peuvent agir sur le marché foncier, telles les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) qui sont des institutions de régulation du marché foncier par l’emploi de techniques de préemption. Ainsi, lorsqu’un agriculteur cède son exploitation, la SAFER locale peut préempter et disposer ainsi d’un stock de terres, dont elle assure le portage. Cela permet de favoriser l’établissement d’un jeune agriculteur, de protéger des espaces agricoles, naturels et forestiers, de favoriser la transparence du marché foncier, de contraindre la hausse du prix du foncier, et, de plus en plus, d’intervenir comme intermédiaire dans des transmissions foncières et acquérir des parts de sociétés ayant pour but des activités agricoles.
Le portage peut encore être réalisé par des sociétés commerciales, quand il s’agit d’entreprises libérales de portage foncier qui louent des terres à des fins spéculatives. Ce modèle est encore peu présent en France, mais comme il s’installe dans plusieurs pays d’Europe, il pourrait se développer dans le futur.
Enfin, le portage foncier peut aussi se faire à travers des associations sans but spéculatif, qui proposent à des épargnants de placer leur argent dans l’économie solidaire. En juillet 2020, par exemple, la Foncière Terre de liens a acquis 223 fermes, pour 6 400 hectares ; en 2019, elle avait 165 bâtiments agricoles et 65 maisons d’habitation dans toutes les régions françaises (sauf la Corse). Elle loue ces biens à des exploitants sous la forme de bail rural.
Dans son rapport de décembre 2018, la Mission d’information commune sur le foncier agricole de l’Assemblée nationale a proposé de faciliter le portage foncier, afin de lever l’obstacle à l’installation de jeunes agriculteurs que représente le prix du foncier agricole (pourtant relativement faible en France). La Mission a par exemple suggéré la création d’un livret vert collectant l’épargne sur le modèle du livret A pour le logement social, afin de développer un portage partagé et durable.
Le portage peut aller jusqu’à une inversion caractérisée.
Dans certaines formules expérimentées en Amérique latine depuis quelques années – telles les pooles de siembra (groupement pour des semis) – le schéma du portage produit un effet de situation inversée. Les pooles de siembra existent lorsqu’une entreprise exploitante, fortement en prise avec le marché à court terme, loue à des propriétaires leurs terres pour réaliser une production de grande envergure. On n’est pas ici en présence d’une société de portage qui dispose de terres et les loue aux exploitants, mais, à l’inverse, devant une société d’exploitation qui, n’ayant pas de terres en propre et ne désirant pas en avoir, les loue à des dizaines de propriétaires-exploitants, pour réaliser une campagne annuelle de production dont la définition dépend étroitement du marché mondial et est fondée sur la rapidité de réalisation (annuité de la campagne, qui peut ne pas être reconduite).
On se souvient des schémas d’antan, dans lesquels un grand propriétaire latifondiaire louait ses terres à de multiples tenanciers ou locataires qui les exploitaient. Dans les pooles de siembra, c’est le contraire : le bailleur de terres est le plus petit des deux, tandis que le preneur est une entreprise ! Ce phénomène de tenure inversée (reverse tenancy) continue à accroître la diffusion des formes plurielles de propriété. Il y a là un schéma économique et juridique dont il serait faux de penser qu’il ne sera jamais employé dans un pays comme la France.
Devant la crise du modèle de la petite ou moyenne entreprise, ou du moins dans les régions où cette crise serait effective, un modèle spéculatif et reposant sur un très fort management de l’activité productive pourrait s’imposer.
De plus en plus de formes de dissociation des droits.
Nous assistons de plus en plus au développement de pratiques juridiques qui dissocient les droits et les utilités, et qui œuvrent de façon conjointe pour une transformation profonde, à plus ou moins long terme, des structures de l’exploitation agricole.
Par exemple, on a introduit dans le droit français, la fiducie d’origine anglo-saxonne, qui permet des montages juridiques triangulaires (voir la fiche 04.01.Q03 La conception de la propriété dans les pays de droit latin, germanique et anglo-saxon).
Dans un tout autre domaine, on a attribué le prix Nobel d’économie en 2009 à Elinor Ostrom, qui a mis en évidence le fait qu’un Commun est une situation dans laquelle la répartition des éléments du faisceau des droits est graduelle. Ces droits sont l’accès (access), le prélèvement dans le stock des ressources (withdrawal), la gestion (management), le droit d’exclure (exclusion), le droit d’aliéner (alienation). Comme ces droits sont indépendants l’un de l’autre, on peut les répartir différemment, et, de ce fait, selon les droits que tel ou tel exerce, la théorie fait la différence entre :
- le propriétaire (owner), celui qui les a tous,
- le proprietor, qui ne peut aliéner,
- le détenteur (claimant), qui peut user et gérer, mais non exclure et aliéner,
- enfin le simple utilisateur autorisé (authorized user), qui n’a que l’accès et le prélèvement.
Ces différentes recompositions et ouvertures explorent les situations de pluralisme de fait dont se nourrit tout ce qui touche au foncier, et que seule une représentation un peu trop monolithique de la propriété avait fait perdre de vue.
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