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Académie d'Agriculture de France

Le sol agricole : un milieu vivant


Philippe VIAUX, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 30/07/2024 à 12:06
AAF

(©Académie d'agriculture de France)

Le sol est l’un des écosystèmes les plus riches en organismes, dont l'activité est très importante sous forêt, sous prairie et, dans une moindre mesure, dans les sols cultivés. Pour ceux-ci, elle est néanmoins essentielle par ses effets divers : décomposition des résidus de récolte, minéralisation de la matière organique (avec libération de CO2 et de sels minéraux, dénitrification, etc.) ; elle contribue aussi à donner au sol sa structure grumeleuse (donc sa porosité) et à faciliter l’alimentation en éléments minéraux des plantes. Les associations, symbiotiques ou non, entre microorganismes (bactéries et champignons) et racines des plantes jouent un rôle économique important.

Une multitude d’organismes vivent dans les sols

Jusqu’à une période récente, l’identification et les mesures d’abondance des organismes du sol sont restées très artisanales. Nos connaissances actuelles sont d’autant plus importantes que les espèces sont observables à l’œil nu ou avec une loupe, même si elles ne sont pas toujours faciles à observer dans un sol (vers de terre, insectes, etc.). La situation s’avère plus compliquée lorsque l’on s’intéresse aux microorganismes (bactéries et champignons) : on ne connaît que les espèces cultivables en boîte de Pétri. Ceci explique que demeurent des lacunes importantes dans la connaissance et la compréhension du fonctionnement des sols ; néanmoins, depuis quelques années, l’étude du microbiote par l’ADN ou l’ARN du sol les fait progresser. On considère que 90 % des microorganismes du sol ne sont pas connus, car difficilement cultivables, cependant les techniques de métagénomique environnementale permettent maintenant d’avoir accès à ces microorganismes. Le séquençage massif de l’ADN du sol permet de recueillir des informations sur la diversité des taxons microbiens, mais il reste à comprendre les liens entre la diversité des taxons et celle des fonctions.

La faune du sol est classée selon la taille des organismes, critère commode mais qui ne dit rien sur leur place dans la classification du vivant. Les bactéries, les champignons et les algues sont classés à part. La figure 1 donne une idée de la diversité et de l’abondance des organismes présents, les sols agricoles étant moins riches que les sols forestiers. L’activité de cette biocénose demeure assez méconnue, et son rôle est sous-estimé. Pourtant, elle est indispensable au fonctionnement des sols agricoles et à une bonne fertilité.

Rôles des organismes du sol pour la dégradation et l’incorporation des résidus organiques

La dégradation et l’incorporation des résidus organiques font intervenir de nombreuses espèces vivant dans le sol, présentées dans la Figure 1. Les résidus les plus faciles à dégrader, comme les engrais verts, sont attaqués par les bactéries puis par les détritivores (microarthropodes, lombrics). Les produits plus résistants (paille de blé) mobilisent d’abord les champignons avant que les détritivores n’interviennent.


La macrofaune (lombrics, fourmis, etc.) fragmente, broie et digère les résidus végétaux (résidus de récoltes, engrais verts) ainsi que les végétaux présents dans les composts non totalement décomposés. La mésofaune (microarthropodes représentés entre autres par les collemboles et les acariens, enchytréides) va fractionner et consommer les résidus de plus petite taille déjà colonisés par des bactéries et des champignons. Les protozoaires et les nématodes se nourrissent de bactéries et de champignons. Les champignons (pathogènes ou mycorhiziens) sont majoritairement consommés par les collemboles, qui apparaissent comme leurs régulateurs principaux.


Les nématodes non pathogènes consomment des champignons, des bactéries et des débris organiques. Les champignons sont capables ’attaquer la cellulose et l’hémicellulose, certains étant capables de transformer la lignine du bois en acides humiques puis en humines. Plusieurs espèces sont symbiotes des plantes supérieures (voir ci-dessous : les endomycorhizes).

Autres intérêts agronomiques

Tous ces organismes permettent d’aérer, de décompacter et de maintenir la structure du sol. Les vers de terre ont un rôle lié à leurs galeries qui facilitent l’enracinement. Les mycéliums des champignons (en particulier les mycéliums mycorhiziens) jouent aussi un rôle majeur, étant en perpétuelle croissance dès que le sol est suffisamment humide ; ils constituent un réseau, qui se renouvelle continuellement. Les mycéliums morts contribuent au stock de matières organiques, constituent un liant physique participant à la formation des agrégats et à leur stabilité, et participent ainsi à augmenter la porosité du sol.


La fixation symbiotique de l’azote de l’air par certaines bactéries : les bactéries jouent un rôle très important, en particulier celles impliquées dans le cycle de l’azote. Certaines bactéries libres mais vivant à proximité des racines (comme Azotobacter) fixent l’azote de l’air et le restituent aux cultures à très faible dose ; cette fixation biologique transforme l’azote gazeux de l’air (N2) en azote réduit (NH3 utilisable par les plantes) sous l’action d’une enzyme spécifique, la nitrogénase. Le rhizobium (bactérie fixatrice d’azote de l’air) symbiote des racines de légumineuses peut fixer jusqu’à 300 kilogrammes d’azote par hectare et par an cas de la luzerne). Au champ, l’azote fourni par les rhizobiums satisfait une partie des besoins de la plante hôte. Le rhizobium des légumineuses apporte aussi indirectement de l’azote aux cultures non légumineuses par transfert entre les plantes fixatrices et non fixatrices d’azote (tel un mélange d’espèces pois + orge), mais aussi dans le cas de succession d’espèces fixatrices et non fixatrices (blé suivant une luzerne). L’association graminée/légumineuse est à bénéfice réciproque, car les organismes de la rhizosphère des graminées favorisent la nutrition en fer de la légumineuse (le fer est essentiel pour la fixation de l’azote atmosphérique). Vigne et arbres fruitiers peuvent aussi bénéficier des associations avec des légumineuses.

Les champignons endomycorhiziens : l’interaction entre la plante et les champignons mycorhiziens se traduit par la mise en place d’un réseau d’hyphes qui augmente la surface d’absorption de l’eau et de nutriments des racines. Le mycélium des endomycorhizes pénètre profondément dans les cellules racinaires, en repoussant la membrane plasmique de la cellule végétale et en formant un arbuscule digité où s’effectuent l’essentiel des échanges.

Un très grand nombre d’espèces sont capables d’interagir avec les champignons mycorhiziens à arbuscules (CMA), avec toutefois des exceptions : les brassicacées (colza, choux, moutarde…) et les chénopodiacées (épinard, betterave) qui ne mycorhizent pas. Plus efficacement que la plante, et sur un volume de sol bien plus important, les champignons extraient les nutriments du sol (N, P, K, oligoéléments), les acheminent vers la plante par le réseau mycélien et pénètrent dans les tissus ; ils aident le végétal à absorber l’eau et à dissoudre certains minéraux, tandis que les racines fournissent au champignon – via la sève élaborée qui descend des parties aériennes – les molécules carbonées qu’ils ne savent pas synthétiser. La nutrition azotée des plantes est ainsi assurée par la capacité de la symbiose fongique à explorer un grand volume de sol. Cependant le nutriment majeur, dont la fourniture est facilitée par la symbiose mycorhizienne, est le phosphore.

La protection des cultures contre les bioagresseurs : il existe une multitude d’interactions entre les organismes du sol, certains étant favorables à la protection des cultures. Quand ces organismes limitent – par leur mode de vie, de reproduction ou d’alimentation – les populations de ravageurs, on parle d’auxiliaires des cultures. Ceux-ci sont plus connus pour les parties aériennes des cultures (coccinelles et syrphes qui consomment des pucerons, etc.), mais il en existe aussi dans le sol. Ainsi, les pucerons qui attaquent les cultures à des stades jeunes (et transmettent souvent des virus) peuvent être maîtrisés par la présence de carabes, de staphylins ou d’araignées, dont ils sont des proies. Des bandes enherbées, au milieu ou en bordure de parcelles, favorisent ces arthropodes et limitent les attaques de pucerons. Certains nématodes, parasites d’insectes phytophages, sont des auxiliaires des cultures : ils possèdent une bactérie symbiotique qui, relarguée, émet des toxines et tue les phytophages. Autre exemple : la culture de graminées, entre les rangs de pommiers, favorise la bactérie Pseudomonas et protège les arbres contre le champignon rhizoctone brun (Rhizoctonia solani).

Impact des pratiques culturales sur l’activité biologique des sols

Certaines pratiques culturales ont des effets positifs (telle la simplification du travail du sol, à condition de ne pas utiliser trop de pesticides), d’autres ont des effets négatifs. L’apport de fertilisant organique : après un apport de matière organique (fumier, lisier, compost, etc.), on observe une augmentation rapide de l’activité biologique, en particulier une explosion des populations de bactéries. L’effet des pesticides : ils ont des effets souvent négatifs, par action sur des organismes non ciblés.

  • Les fongicides (chimiques de synthèse, ou autorisés en agriculture biologique, tels soufre et cuivre) ont des effets négatifs sur les champignons du sol.
  • L’excès de cuivre a des effets délétères sur les communautés microbiennes.
  • En général, plus les produits sont persistants, plus ils ont un effet négatif sur les champignons du sol ; sur la mycorhization, c’est le cas des produits de synthèse dont la demi-vie dans le sol est très élevée (traitement de semences en particulier).
  • Les insecticides (en particulier les produits les plus persistants, comme les traitements de sol et de semences) ont des effets négatifs sur les arthropodes et les microarthropodes.
  • Certains molluscicides ont aussi des effets insecticides importants.
  • Les herbicides ont surtout des effets indirects, en diminuant la diversité floristique, elle-même corrélée à la diversité des organismes du sol.
  • Il semblerait que les produits phytosanitaires ont peu d’effets négatifs sur les bactéries. À l’inverse, le traitement systématique avec certains favorise les bactéries capables de les décomposer.

L’effet des cultures : certaines cultures favorisent des espèces présentes, d’autres au contraire les pénalisent. Ainsi, les légumineuses et les engrais verts favorisent en général les bactéries et les mycorhizes. Inversement, les crucifères sont défavorables aux champignons, en particulier aux endomycorhizes. Le travail du sol : en aérant la partie superficielle, il augmente l’activité biologique, ce qui est facilement observable, car la minéralisation de la matière organique augmente la disponibilité en éléments minéraux, et en particulier en azote. Sur une culture annuelle, le passage d’une herse-étrille ou d’une bineuse au printemps produit un verdissement dans les jours qui suivent.

La pratique inverse (absence de retournement par une charrue et réduction du travail du sol) réduit le stress mécanique et minimise la destruction des micro-habitats favorables à certains microorganismes, comme les mycorhizes. En prairie permanente ou en zones enherbées entre les rangs de vigne et d’arbres fruitiers, on observe une bonne activité biologique qui profite aux plantes pérennes. L’absence ou la réduction du travail du sol a de nombreux effets positifs sur l’activité biologique.

L’introduction de bactéries : l’inoculation de bactéries dans les plantes est un moyen d’augmenter l’activité biologique. Le faire avec du rhizobium favorise la formation des nodosités et maximise la fixation symbiotique des légumineuses ; cette technique a surtout été utilisée pour le soja. Quand sa culture s’est développée en France (à partir des années 1980), on s’est aperçu qu’il faisait peu de nodosités, les rhizobiums présents dans le sol n’étant pas bien adaptés à son origine asiatique, et on a imaginé d’introduire dans le sol des bactéries adaptées : on inocule les graines avec des souches de rhizobiums originaires d’Asie, sélectionnées pour leur efficacité et leur compétitivité en présence de l’hôte. Après une première année d’inoculation, il n’est généralement plus nécessaire de faire appel à des semences inoculées.

L’effet des systèmes de production

Ainsi, de nombreuses pratiques ont une influence sur l’activité biologique du sol, mais il est difficile d’analyser les effets combinés d’un ensemble de techniques en interaction avec le sol (suppression des produits phytosanitaires de synthèse, suppression des engrais minéraux, travail du sol plus ou moins profond, etc.) et d’en tirer des conclusions. C’est pourquoi il est intéressant de se pencher sur les résultats d’un essai de longue durée réalisé par le FiBL en Suisse en comparant deux systèmes en agriculture biologique à deux systèmes conventionnels.

Les 2 conventionnels sont conduits avec des produits de synthèse pour lutter contre les bioagresseurs : l’un est fertilisé avec du fumier, l’autre avec des engrais minéraux. Au bout de 21 ans, on observe que l’activité microbiologique (mesurée par la biomasse microbienne, les mycorhizes, etc.) ainsi que la faune du sol (mesurée par la quantité de vers de terre, de carabes, etc.) sont plus importantes en agriculture biologique et biodynamie qu’en conventionnel. On peut donc considérer que, de ce point de vue, la fertilité du sol est meilleure en agriculture biologique.

Toutefois, pour le blé, les rendements en biologique n’atteignent que 60 à 70 % du conventionnel, et seulement 58 à 66 % pour la pomme de terre ; l’objectif d’une bonne fertilité (augmenter la production) n’est donc pas atteint, malgré la meilleure activité biologique. Néanmoins, une bonne activité biologique est nécessaire en agriculture biologique pour favoriser la minéralisation et atteindre des rendements supérieurs ; en France, par exemple, le blé est passé de 15 à 20 quintaux par hectare en 1940, à 35 à 40 quintaux en bio pour 2020.

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