Les trois missions confiées aux agriculteurs du XXIe siècle
André NEVEU, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 06/08/2024 à 15:38
Depuis la Seconde Guerre mondiale, le très rapide accroissement de la production agricole a permis d'éliminer les famines et de réduire les pénuries autrefois si fréquentes dans certaines parties du monde. C'est le résultat des efforts dans le domaine de la recherche agronomique et de la modernisation des exploitations agricoles, aidées par les entreprises d'agrofourniture en amont et par les industries agroalimentaires en aval. Dans le même temps, l'ouverture des marchés internationaux organisée dans le cadre du GATT puis, depuis 1995, dans celui de l'Organisation mondiale du commerce, a permis une expansion des échanges agricoles. Il est essentiel de préserver et même de renforcer cet acquis alors que la mondialisation du commerce apparaît menacée par la politique des blocs antagonistes. Mais il est aussi demandé aux agriculteurs de poursuivre leurs efforts en matière de production, tout en satisfaisant de nouveaux objectifs environnementaux, alors même que leur propre activité est bien mal rémunérée.
Ainsi, en ce début de siècle, trois grands ensembles de missions sont assignées aux agriculteurs :
- Offrir une alimentation suffisante et saine à l’ensemble de l’humanité,
- Contribuer activement à la lutte contre le réchauffement climatique et protéger l’environnement,
- Assurer un revenu convenable à leurs familles.
Personne ne peut contester l’importance de chacune de ces missions prise isolément. Le problème est que les objectifs à atteindre sont en partie incompatibles. Il faudra donc procéder à des arbitrages pour en conserver l’essentiel, tout en acceptant certains sacrifices.
1 – Nourrir 9,8 milliards de personnes en 2050
C’est environ 2 milliards de personnes en plus qu’actuellement (soit +25 %) qu’il va falloir nourrir, sachant que près de 700 millions de personnes souffrent toujours de la faim (Figure 1). Une poursuite de l’augmentation de la production agricole est donc nécessaire. Celle-ci pourrait néanmoins être limitée :
- En réduisant les pertes et gaspillages,
- En luttant contre l’obésité qui progresse sans cesse,
- Et en diminuant la consommation de viande au profit des légumineuses.
On pourrait également renoncer à transformer de grandes quantités de céréales et d’oléagineux en éthanol et en diester. On sait aussi qu’il convient d’éviter d’étendre les zones cultivées aux dépens des grandes forêts tropicales qui constituent d’importants pièges à carbone et d’utiles régulateurs climatiques : c’est donc, pour l’essentiel, sur les 1 550 000 hectares actuellement cultivés qu’il faudra compter pour satisfaire les besoins futurs de l’humanité. Devraient s’y ajouter environ 3 millions d’hectares de pâturages naturels souvent peu productifs.
Il n’est donc pas question de réduire l’intensification des cultures, bien au contraire. Il faudra même l’augmenter dans les régions où elle est toujours faible, comme dans de nombreuses régions d’Afrique subsaharienne ; il faut aussi y améliorer des méthodes agronomiques encore souvent basées sur une agriculture très extensive avec de longues périodes de jachère. Surtout, le potentiel génétique de nombreuses plantes cultivées dans ces régions reste médiocre, la recherche les ayant longtemps laissées de côté. C’est le cas du mil, du sorgho, du manioc et de la plupart des tubercules comme l’igname ou le taro ; ce sont pourtant ces plantes qui assurent l’essentiel de l’alimentation des populations. Il est donc urgent de procéder à ces améliorations.
Après des siècles d’obscurantisme et de nombreux accidents alimentaires, la majorité des consommateurs dispose aujourd’hui d’une nourriture saine. Cette amélioration a été permise par le respect de la chaîne du froid et les nouveaux emballages qui protègent les produits alimentaires (notamment la viande et le lait) contre la multiplication des germes dangereux. Les adeptes de l’alimentation biologique redoutent cependant les conséquences de l’emploi de produits chimiques de synthèse dans les engrais et les traitements phytosanitaires qui pourraient persister dans les aliments. Cette hypothèse reste contestée par les experts de l’alimentation.
La diversité de la demande des consommateurs, et surtout l’impossibilité de nombreux états de nourrir eux-mêmes leurs populations, rendent nécessaires de recourir massivement aux importations. C’est le rôle des marchés internationaux (et des transports maritimes, au demeurant peu coûteux) qui ont pris une grande ampleur depuis plusieurs années.
2 – Lutter contre le réchauffement climatique et protéger l’environnement
Gérer son exploitation « en bon père de famille » afin de préserver la fertilité du sol cultivé constitue une servitude à laquelle les agriculteurs du monde entier se sont toujours soumis : c’est la condition de la pérennité de l’activité agricole dans toutes les sociétés de paysans sédentaires.
Mais au XXIe siècle, la lutte contre le réchauffement climatique génère de nouvelles obligations pour tous, consommateurs ou entreprises, et l’activité agricole ne fait pas exception. Car en émettant près de 14 % des gaz à effet de serre dans l’atmosphère (et même le double si on ajoute les industries d’amont et d’aval), l’agriculture contribue de manière significative au réchauffement climatique : elle émet en effet du gaz carbonique, les dérivés de l’azote et du méthane, ce dernier étant produit par les ruminants et les rizières (Figure 2).
Les agriculteurs sont donc fortement encouragés à réduire ces diverses émissions ; ils peuvent notamment supprimer le labour et réduire le nombre de passages d’engins sur le sol. Les techniques de l’agroécologie doivent permettre de progresser dans ce domaine sans trop sacrifier les rendements des cultures. Les agriculteurs sont aussi incités à stocker le gaz carbonique dans le sol, par exemple dans les prairies permanentes ou les bois et forêts.
Enfin la protection de l’environnement et de la biodiversité constitue une nouvelle mission aujourd’hui demandée aux agriculteurs. À cet effet, diverses réglementations ont été décidées, le cas échéant accompagnées d’aides publiques ; les mesures préconisées visent à protéger les sols, les eaux, les zones boisées, les paysages. Un certain nombre de citoyens se sont même engagés dans une croisade en faveur de l’amélioration du bien-être animal ; pour les éleveurs, c’est une véritable remise en cause de leurs pratiques ancestrales. Toutes ces revendications ont un coût non-négligeable pour les agriculteurs. Dans l’incapacité de répondre positivement et rapidement à ces divers souhaits, ils deviennent alors l’objet de critiques de la part d’un certain nombre de citoyens, le plus souvent urbains.
3 – Assurer un revenu suffisant aux agriculteurs
La pérennité de l’activité agricole implique que les agriculteurs et leurs familles disposent d’un revenu comparable à celui des autres catégories professionnelles. C’est, le plus souvent, loin d’être le cas. La revendication du juste prix des produits agricoles est très ancienne, mais jamais satisfaite : à quel niveau fixer ce prix alors que les structures d’exploitations, les productions, les modes de faire valoir et les systèmes commerciaux sont extrêmement variables d’une région à l’autre et d’un pays à l’autre ?
Face aux négociants, aux industriels et à la grande distribution, les agriculteurs – même groupés en coopératives – sont bien démunis pour obtenir une augmentation de leurs prix de vente. C’est un combat difficile alors que les pouvoirs publics, a priori favorables, souhaitent aussi des prix bas pour les consommateurs les plus modestes. (Figure 3).
Dans les pays riches comme les États-Unis ou le Japon, les agriculteurs bénéficient depuis longtemps d’aides publiques conséquentes. De même en Europe, la Politique agricole commune avait (dans sa première version) instauré des prix intérieurs élevés et une protection aux frontières, assortis de quotas d’importations. Mais à partir de 1992, face aux critiques des pays concurrents, ces protections ont peu à peu disparu pour être remplacées par des aides budgétaires directes ; néanmoins, ces divers soutiens financiers ou réglementaires ne permettent pas à la majorité des agriculteurs d’atteindre le revenu qu’ils seraient en droit d’espérer de leur travail.
Dans les pays à bas niveau de revenu, la situation est encore plus préoccupante. L’exiguïté des structures, le manque de formation et l’absence d’aides publiques se combinent pour maintenir le monde agricole dans la pauvreté et parfois la faim. Ici ou là, néanmoins, de petits paysans commercialisent leur production avec le label « produit équitable » qui leur assure des prix de vente un peu plus rémunérateurs que ceux offerts par les négociants habituels. Cependant, pour la grande majorité des agriculteurs, et malgré ces quelques avancées, le problème des prix des produits agricoles reste toujours non résolu. La réalisation de ces trois grands objectifs s’avère très ambitieuse et très compliquée : elle se heurte à d’énormes difficultés qui sont la conséquence des différences entre les structures de production, les politiques des gouvernements, mais aussi la perception qu’en ont les agriculteurs eux-mêmes.
C’est donc le rôle des grandes puissances et des organisations internationales de lancer le mouvement et d’inciter toutes les parties prenantes à œuvrer dans ce but, pour le plus grand profit de tous, agriculteurs, consommateurs et citoyens. Et la première des mesures à prendre serait de renouer avec le multilatéralisme, seul cadre susceptible d’offrir une base égalitaire aux échanges internationaux. Car ces dernières années, la constitution de blocs antagonistes, notamment autour de la Chine et des États-Unis, et la multiplication des accords bilatéraux entre l’Union européenne et de nombreux pays, œuvrent plutôt en sens contraire.
Académie d’Agriculture de France (academie-agriculture.fr)
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