Numérique en agriculture : quels niveaux d’autonomies française et européenne ? Le point en 2025


Guy WAKSMANN & Jean-Louis BERNARD, membres de l'Académie d'Agriculture de France le 10/04/2025 à 10:00
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Compte-tenu de la puissance des GAFAM, il est difficile d’imaginer une autonomie de l’Europe au niveau de l’informatique et des télécommunications. Mais l’agriculture a ses spécificités, car l’informatique s’y est très tôt imposée, en raison des exigences relatives à la complexité du calcul des impôts et à la gestion de la TVA, de la paie des salariés, des activités commerciales, etc.

L’omniprésence du numérique

Comme beaucoup de secteurs d’activité, l’agriculture a pris le virage du numérique., aussi les agriculteurs figurent parmi les professions les plus informatisées et les plus connectées. Après la gestion comptable, le numérique s’est imposé au niveau des logiciels de gestion des ateliers de production, de l’aide à la décision, des machines agricoles, de la machine à traire et de la moissonneuse-batteuse. Que ce soit pour les machines ou les logiciels, l’évolution est aujourd’hui liée à la mise à disposition de données issues de capteurs connectés. La triple alliance machines agricoles/capteurs/logiciels est devenue une clé d’amélioration de la productivité, et donc de notre relative autonomie. C’est aussi un des leviers pour faire face au manque de main d’œuvre, au changement climatique et à l’érosion de la biodiversité.

Numérique : zéro autonomie de l’Europe ?

Se poser la question de notre autonomie par rapport aux GAFAM n’aurait pas grand sens tant l’Europe et le reste du monde (à l’exception de la Chine) sont dépendants des sociétés américaines qui règnent sur l’économie digitale. En effet, qu’y a-t-il d’européen dans le GPS, le Cloud, la Block Chain, le Metaverse, les data centers, les data sciences, l’IA, etc. ?

Si autonomie il y a, ce ne peut être qu’au niveau des applications (logiciels agricoles) ou mieux encore des usages. Et sur ce point des usages du numérique, les agriculteurs de France et d’Europe sont bien placés. Déjà en 2016, 72 % des agriculteurs français avaient un ordinateur (grand public : 47 %), et 59 % un ordinateur portable (grand public : 58 %). En 2022, 89 % des Français avaient un ordinateur, et il est raisonnable de penser qu’aujourd’hui la quasi-totalité des agriculteurs ont un ordinateur et un smartphone.

Enjeux du côté des industriels de la chimie et du machinisme

Tous les industriels de l’agrochimie ont créé des applications d’information, d’aide à l’utilisation raisonnée des produits phytosanitaires et de suivi des opérations réalisées sur les parcelles.

De même, avec la volonté d’élargir leur offre de produits par une offre de services, les industriels du machinisme se sont intéressés à des sujets allant de la localisation des engins jusqu’à la localisation de chaque graine semée (utilisation de la technologie GPS-RTK). Aujourd’hui, l’opérateur sur son tracteur bénéficie de la généralisation de la norme Isobus de communication des informations envoyées ou issues des machines agricoles.

Capteurs partout, et d’abord pour la météo

S’il est une profession attentive à la météo, ce sont bien les agriculteurs, qui, depuis toujours, guettent les épisodes dévastateurs occasionnés par le gel, la grêle, les conséquences d’un climat trop humide, trop sec, trop chaud, trop froid… Dès les années 1990, certains ont acheté une station météo (par exemple, des producteurs de pommes de terre des Hauts-de-France ou des viticulteurs dans la région de Bordeaux, qui tous craignent le mildiou). Ils ont été les premiers à utiliser des modèles informatisés d’évaluation des risques phytosanitaires, modèles qui ont joué un rôle pédagogique en apprenant le maniement à leurs utilisateurs et en les sécurisant au point qu’ils finissent par se passer des modèles, ayant intériorisé le raisonnement de ceux-ci (ce qui n’empêche pas de valider de temps en temps ses intuitions, en faisant tourner le logiciel).

La qualité de la prévision des précipitations, grâce au radar de pluie (RainToday et ses semblables) a complètement changé la situation, en évitant des traitements phytosanitaires inutiles car aussitôt lessivés.

Au-delà de la seule météo, les capteurs sont partout sur les matériels, avec des boucles de rétroaction qui permettent une optimisation des réglages en tenant compte des variations au champ : rendement instantané (gestion de la vitesse), humidité (ajustement de la longueur de coupe en ensilage), pente (gestion des grilles sur moissonneuse), vent (modification de l’orientation de l’épandage des pailles derrière les broyeurs de la moissonneuse-batteuse).

L’agriculture de précision en grandes cultures et en cultures légumières

L’agriculture de précision est utilisée en grandes cultures (blé, colza, betteraves, etc.), mais aussi en cultures légumières dès qu’elles couvrent une surface importante. L’outil le plus connu est le GPS – système de positionnement par satellite le plus ancien et le plus utilisé –, mais les solutions européenne (Galiléo), russe (Glonass) ou chinoise (Beidou) assurent des services similaires.

Puisqu’en fonctionnement grand public le GPS n’est précis qu’à quelques mètres près, les agriculteurs s’équipent (individuellement ou collectivement) d’une station GPS de référence « parfaitement localisée », afin d’atteindre une grande précision. Dite RTK, cette station corrige le signal GPS pour arriver à une précision de 1 ou 2 cm. Aussi, n’est-il plus invraisemblable que l’on puisse connaître la position presque exacte d’une pomme de terre ou d’une graine de maïs semée par un tracteur roulant à bonne allure.

Les utilisations du géopositionnement GPS-RTK sont très nombreuses :

  • en instantané : contrôle du patinage (GPS ou vitesse radar), gestion des limites de parcelles ou des fourrières, coupures de tronçons, lignes de guidages partagées avec l’ensemble du parc, localisation du matériel en instantané ;
  • et a posteriori : gestion des entretiens, analyses des consommations de carburant, assistance au choix de la meilleure buse ou du meilleur créneau de pulvérisation, modulation de dose par rapport aux conditions, cartes de modulations de l’azote et cartes de rendement, réglages balistiques des différents engrais, modification rapide de la densité de semis.

Notons cependant que si le positionnement GPS au centimètre près des engins automoteurs est largement utilisé en Europe, ce niveau de précision est encore faiblement déployé sur les outils qui sont en interaction avec les cultures (travail du sol, semis, fertilisation, etc.).

L’agriculture de précision en élevage

Vers la fin des années 1990 (donc avant le développement des robots), les compteurs à lait ont été les premiers outils connectés, révolutionnant l’évaluation des performances de l’élevage. La collecte en direct des quantités produites, l’automatisation de l’identification des animaux et la liaison des outils de mesure avec des logiciels de gestion de troupeau ont alors permis de coupler l’ensemble des données. Voici des exemples de robots à processeurs informatiques gérant leurs actions et leur positionnement dans l’espace :

  • En lien avec le logiciel de gestion de troupeau, le plan d’alimentation ajuste automatiquement la ration avec le distributeur automatique de concentrés (DAC), tandis que le robot signale les animaux récalcitrants au passage par la traite et gère le carnet sanitaire, jusqu’à écarter le lait des vaches sous antibiotique.
  • D’autres robots en élevage bovin existent, comme le repousseur de fourrage dans l’étable, le racleur du sol, ou le robot d’alimentation capable de collecter dans différents silos les éléments nécessaires à la fabrication d’aliments adaptés aux différents types d’animaux ; ce dernier se déplace dans l’exploitation (sur des plans préétablis), ses radars le stoppant en cas d’obstacle imprévu.
  • Des robots en élevage de volaille sont utilisés, comme le robot-dérangeur pour que les poules rejoignent un couvoir, le robot de nettoyage ou le robot d’entretien de litière.

Il faut aussi signaler les clôtures virtuelles qui émettent un signal sonore désagréable lors de la sortie du périmètre assigné, de sorte que l’animal revient de lui-même dans ce périmètre.

Enjeux de traçabilité et blockchain

La traçabilité en productions légumières et fruitières, comme en viticulture ou en production de viande ou fromage, est essentielle, d’où l’intérêt pour la blockchain.

Toutefois, cette technique n’a pas eu le succès espéré, aussi, en 2024, la traçabilité est assurée par des échanges de données informatiques très classiques.

Paradoxales données agricoles : l’échec de l’outil de partage de données AgDataHub

Avec le développement des capteurs, l’agriculture génère des quantités de données pouvant rendre compte de la qualité de gestion technico-économique des exploitants. Ces données ne valent toutefois que si on les compare avec celles de parcelles en culture ou d’élevages, obtenues par d’autres exploitants. Or les comparaisons entre exploitants ont un coût trop élevé, ce qui a fait échouer le projet AgDataHub qui visait à garantir une utilisation des données dans le respect et l’intérêt de leurs propriétaires.

Autres outils de partage des informations sur les pratiques agricoles

Même si se font des échanges d’informations par des canaux comme WhatsApp, cela ne permet pas vraiment à des groupes d’agriculteurs de partager commodément les informations sur leurs pratiques et les résultats induits.

Parmi les solutions disponibles, notons ShaYoFae qui n’a pas encore rencontré un large succès. Gageons que ce genre de produit s’imposera dans le contexte d’une agriculture devenue numérique.

Renouveau de la recherche et du partage d’information avec ChatGPT

Les outils de l’IA sont de plus en plus utilisés, dans la mesure où les structures de développement et de conseil, les experts du machisme ou les jeunes doctorants n’ont pas la possibilité de rester en permanence au courant de toutes les évolutions : aussi se tournent-ils vers des logiciels comme ChatGPT.

Des équipes françaises très actives dans les secteurs de la recherche, de l’enseignement et du développement agricole, en lien avec les éditeurs de logiciels agricoles

Bien des développements (par les instituts techniques) d’outils d’aide à la décision ont été réalisés en lien avec l’Inrae. Un bon exemple a été le développement de la base européenne d’images HYPP consacrée aux adventices, aux maladies des plantes, aux insectes ravageurs, etc. ; ses informations en six langues, autrefois stockées sur cédérom, sont à présent disponibles via Internet.

La chaire AgroTIC – de l’Institut Agronomique de Montpellier, en partenariat avec Bordeaux Sciences Agro – réunit 27 entreprises et 4 partenaires scientifiques et techniques ; ensemble, ils ont mis en place des dispositifs pédagogiques inédits : Le Mas Numérique, AgroTIC Services et Mobilab.

Les instituts techniques, réunis au sein de l’Acta, ont mis en place le réseau de Digifermes pour tester logiciels et matériels, en lien avec les attentes des producteurs.

Impact de la robotique agricole

En 2024, on estime à environ 20 000 le nombre des robots agricoles en France, dont 18 000 pour la traite en élevage bovin laitier (en 2020, on dénombrait 48 000 éleveurs). La moitié des installations de jeunes éleveurs se fait aujourd’hui avec des robots de traite dans les exploitations comptant jusqu’à 150 têtes, à raison d’un robot jusqu’à 75 vaches laitières. Au-delà de 150 vaches (soit deux robots), les éleveurs hésitent, et la salle de traite reste la règle dans les élevages de 200 vaches et plus. En maraîchage, vigne ou grandes cultures, les robots sont encore assez peu répandus, sauf en désherbage.

Réglementation et sécurisation des robots

Une réglementation parfaitement fondée est celle de l’utilisation des drones :

  • on peut photographier un troupeau avec un drone de moins de 250 g ne nécessitant pas de licence de pilotage ;
  • en revanche, il faut une licence pour piloter un drone pesant de 250 g à 25 kg. Un drone de pulvérisation de produits phytosanitaires – par exemple pour la cime d’un palmier infesté par le charançon rouge – nécessitera donc une licence.

De la même façon, on ne peut laisser un engin robotisé sans surveillance, d’où l’idée de mettre en œuvre sur une parcelle un troupeau de robots supervisé par un opérateur présent sur le chantier.

Les cobots (collaborative robots) : coopération + robotisation

Les cobots n’ont rien de l’intelligence des robots : ils ne sont conçus que pour aider les opérateurs dans leurs tâches. Ainsi Winebot assiste le maître de chai pour le lavage des barriques, Toutilo est utilisé en maraîchage, et les taxis à lait sont utilisés pour la nourriture des veaux.

Ces cobots font moins rêver que les robots, mais devraient diminuer la pénibilité de travaux répétitifs et fastidieux.

Vers une alliance entre start-up et constructeurs installés ?

Une grande faiblesse des start-up est de ne pouvoir proposer une gamme de solutions, d’autant que, longtemps, start-up et constructeurs installés ne se sont pas beaucoup parlé. Mais avec l’association Robagri et l’Axema le dialogue s’est développé, et il est probable que l’association de start-up avec des constructeurs installés sera profitable à tous les acteurs.

En particulier, proposer une solution innovante sans offrir l’alternative d’une solution plus classique est vraiment difficile, d’où l’intérêt d’approches communes.