Engrais, semences : « le géant russe, entre menace et acteur clé des marchés »
AFP le 25/03/2025 à 11:16
En dépit des sanctions imposées par l'Europe, la Russie, premier exportateur mondial de blé et fournisseur clé d'engrais, représente autant une « menace » pour l'Europe agricole qu'un acteur incontournable des marchés mondiaux, selon le chercheur Sébastien Abis.
En France, première puissance agricole de l’Union européenne, le président Emmanuel Macron a sonné l’alarme fin février au Salon de l’agriculture : le chef de l’État a évoqué la « menace russe » et s’est engagé à tout faire pour « protéger (la) souveraineté alimentaire française et européenne ».
La Russie, qui importait encore des céréales à la fin des années 1990, exporte désormais « plus d’un quart du blé mondial » et a grignoté des parts de marché à l’Ukraine mais aussi à la France « en Afrique et notamment en Algérie », souligne le chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) et directeur général du club de réflexion sur l’agriculture Déméter.
Il distingue « le risque » que constituent des droits de douanes américains rehaussés pour certains secteurs – comme celui des vins et spiritueux – de la « menace » russe sur le blé ou les engrais.
« La menace russe est plus hybride. L’intention est de déstabiliser, de contourner les règles du marché, d’utiliser les grains dans une diplomatie alimentaire militarisée », relève-t-il.
Dans la Russie de Vladimir Poutine, les sanctions européennes de 2014 après l’annexion de la Crimée ont poussé le pays à « réarmer son agriculture » : résultat, le déficit agroalimentaire de plus de 18 milliards de dollars en 2013 devient un excédent de 5,5 milliards en 2021.
Dépendance aux engrais
« Les sanctions, sans affaiblir l’économie russe, ont poussé Moscou à renforcer certains secteurs, dont celui de l’agriculture. Devenue le premier exportateur de blé, la Russie a mis le turbo pour s’autonomiser en semences », souligne-t-il.
Si le pays continue à importer plus de la moitié de ses semences de maïs, il a déjà largement réduit sa dépendance, notamment vis-à-vis de la France, premier exportateur mondial de semences agricoles, mais aussi de la Roumanie et dans une moindre mesure de la Hongrie.
« La même stratégie est suivie pour la betterave à sucre, le tournesol, le colza etc. Le pays russifie ses semences et est déjà quasiment autonome en blé », indique-t-il.
Concernant les engrais, la situation est un peu différente. L’Europe reste très dépendante de la Russie : en 2024, plus d’un quart de ses importations de fertilisants provenait de Russie, soit 6,2 millions de tonnes sur un total de 24 millions de tonnes importées, tous engrais confondus, selon les données de la Commission.
L’imposition de sanctions contre les engrais russes, décidée mi-mars par les pays de l’UE, satisfait les fabricants européens de fertilisants mais inquiète les agriculteurs, en l’absence d’alternative.
Le « temps des hippopotames »
Pour Sébastien Abis, il serait difficile à court terme de se passer de l’engrais azoté russe sans « voir diminuer les rendements ».
Des sanctions contre les semences ou les engrais auraient « forcément un impact financier » pour Moscou mais il y aurait un risque en cas d’affaiblissement du secteur agricole russe alors que le pays est devenu « un acteur majeur de la sécurité alimentaire mondiale ».
« Nous vivons un temps géopolitique qui est celui des hippopotames : la brutalité d’un Trump ou d’un Poutine est à l’image de cet animal, brutal, véloce, qui n’a pas de partenaire stable, pour qui tout est transactionnel et intéressé », estime le chercheur.
Ce monde où les règles du commerce sont bousculées est « très inconfortable pour les Européens, qui ont cherché pendant 30 ans à moraliser les relations internationales ».
Pour lui, l’Europe doit réagir « sans renoncer à ses valeurs », aux « enjeux climatiques » : « le mot « produire » n’est pas un gros mot, mais l’Europe doit produire en restant elle-même, en bâtissant une compétitivité durable, selon l’expression de la Commission européenne ».
« Pour être bon et investir dans le vert, vous ne pouvez pas être dans le rouge économiquement », martèle-t-il, estimant qu’au même titre que la défense, l’agriculture est un incontournable pilier de la souveraineté européenne.