Sur les marchés agricoles, « l’information, c’est le nerf de la guerre » !
TNC le 08/10/2024 à 11:00
Les marchés des céréales et des oléagineux sont de plus en plus difficiles à lire, entre « infobésité » d’un côté et de l’autre manque de données fiables sur la demande, les stocks et les flux. Patricia Le Cadre, directrice du Cereopa et spécialiste des marchés des matières premières agricoles, revient sur cette opacité croissante qui alimente la volatilité des prix.
Terre-net : Pourquoi peut-on parler d’opacité en matière d’informations sur les marchés céréaliers et oléagineux ?
Patricia Le Cadre : On ne peut pas acheter ou vendre une marchandise sans avoir fait une vraie analyse de marché, c’est super important. Aujourd’hui, on est complètement noyés sous l’information, on est en pleine infobésité, ce qui entretient de la volatilité de court terme. Or, on a besoin d’avoir une vision de plus long terme.
Ce qu’on fait en général, c’est l’étude des bilans entre l’offre et la demande. On travaille beaucoup sur l’offre : souvent, il y a beaucoup d’argent dépensé pour savoir où en sont les récoltes, etc. Mais il faut aussi se pencher sur la demande, et là, c’est déjà beaucoup plus compliqué d’avoir des informations.
Sur l’offre, la première des choses, c’est qu’il y a beaucoup de stocks en fermes. Ça s’est développé en France et en Europe, mais aussi en Argentine, au Brésil, aux États-Unis, un peu partout.
Ça a d’abord permis aux producteurs de ne pas vendre forcément juste en début de récolte et de passer sous le joug des négociants. Mais c’est surtout qu’on a des pays où il y a une inflation très forte, comme par exemple l’Argentine, où le soja est devenu une monnaie nationale. C’est-à-dire qu’on ne sort sa graine de soja que lorsqu’on a besoin d’acheter, qu’on a des charges à payer, etc.
Et il y a donc peu d’informations disponibles sur ces volumes stockés à la ferme…
Je dis souvent que la disponibilité, ce n’est pas la même chose que le disponible : sur le papier, vous pouvez avoir plein de marchandises à disposition, et puis pour plein de raisons, elle ne va pas être là. Notamment parce qu’elle va effectivement rester dans les fermes et aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de pays où on a de bonnes statistiques sur le stockage à la ferme.
Si on parle de la France, peu d’enquêtes sont faites, parce que ça coûte du temps et de l’argent. Sur la dernière campagne, on s’est rendu compte que puisqu’on ne couvrait pas les coûts de production, beaucoup d’agriculteurs ont joué la montre et ont gardé en ferme.
Aujourd’hui, c’est assez compliqué de savoir quelle est la part de ce qui était en ferme (donc la différence entre la collecte et ce qu’on estime de la production) qui est restée et qui n’est pas utilisée — parce qu’il y a aussi bien sûr de l’autoconsommation, de la freinte, de la semence à la ferme, etc.
Il faut essayer d’imaginer ce qui serait disponible et ce qu’on pourrait remettre sur le marché. C’est un élément important, parce qu’on peut parfois avoir un marché haussier, par exemple parce qu’on pense que la récolte diminue, mais si on a beaucoup de stocks à sortir (c’est plutôt un élément baissier, NDLR)…
C’est l’offre qui est importante. L’offre, c’est toujours le stock de départ, plus ce qu’on met sur le marché, la collecte. Si on ne parle que de production, on a déjà perdu une moitié de l’information.
Sur quels autres éléments est-il difficile d’obtenir des informations ?
Ce problème du stock à la ferme est assez compliqué, et de plus en plus compliqué à investiguer. La deuxième chose, ce sont les flux qui sont de plus en plus compliqués, parce que sur les céréales ou même les oléagineux, le plus grand stock est sur la mer.
C’est-à-dire qu’aujourd’hui, le stock est flottant et pas mal d’entreprises sont spécialisées dans le suivi des flux de marchandises : les matières premières agricoles mais aussi le charbon, le pétrole, etc.
Or, la géopolitique fait qu’on rentre dans un monde de plus en plus opaque où par exemple, les bateaux de charbon, de blé, etc. qui sortent de Russie ou de mer Noire en général ne sont aujourd’hui plus traçables. Il y a une partie des bateaux qui éteignent leurs transpondeurs, qui ne renseignent pas leur position et leur destination.
Parce que la Russie a des accords, il y a du troc entre un tas de pays, sur ce qui va par exemple vers l’Iran, il y a pas mal de choses où on ne sait pas ce qui se passe. L’information, c’est quand même le nerf de la guerre, c’est super important.
On aimerait notamment suivre ce que fait la Russie, puisque la Russie exporte aujourd’hui surtout pour financer sa guerre.
Et il y a beaucoup de choses qui se passent entre différents pays, notamment les Brics*, qui vont rentrer dans un entre-soi qui fait qu’il y a beaucoup d’informations qu’on n’aura pas parce qu’ils commercent ensemble, souvent sans passer par le dollar. Et le dollar permet souvent de suivre l’activité au niveau du marché mondial.
C’est donc compliqué de savoir exactement (ce qui circule). Bien sûr, on sait pour une grosse partie. Mais dans un bilan, ce qui est souvent important, c’est juste les deux-trois millions de tonnes qui font la différence entre un bilan équilibré et un bilan qui ne l’est pas.
Et on s’aperçoit quand même que mois après mois, on réajuste toujours ou l’offre ou la demande dans les bilans, très a posteriori mais la volatilité elle a fait son effet. La géopolitique va à mon avis continuer à opacifier pas mal les choses dans les années à venir.
Est-ce que la spéculation joue sur cette opacité ?
Sur la partie des investisseurs et ce qu’on appelle la spéculation des marchés, je pense que c’est un faux sujet, dans le sens où les marchés à terme, c’est une pièce avec deux côtés. Si on n’a pas d’investisseurs pour amener cette volatilité, faire en sorte que dès que vous voulez vendre, vous avez un acheteur en face ou vice versa, ces marchés ne fonctionnent pas.
Donc il y a peut-être des bons investisseurs et des mauvais investisseurs, mais globalement, ce sont quand même des marchés qui sont du coup très renseignés. Et donc on peut quand même anticiper les choses.
*Brics + : bloc de pays émergents constitué du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, rejoints début 2024 par l’Iran, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Éthiopie.