Un corridor naval à Odessa, une hypothèse alléchante mais hautement complexe
AFP le 20/05/2022 à 15:May
Créer un corridor naval sûr pour permettre aux millions de tonnes de céréales coincées à Odessa d'aller nourrir le monde est une hypothèse tentante, mais extrêmement compliquée à mettre en œuvre.
« Arrêtez de bloquer les ports de la mer Noire ! Autorisez la libre circulation des navires, des trains et des camions transportant de la nourriture hors d’Ukraine », a lancé jeudi le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’Onu. « Nous exigeons que la Russie (…) débloque les ports ukrainiens, restaure la liberté de navigation et permette aux navires de commerce de passer », a renchéri Serhii Dvornyk, de la mission ukrainienne à l’Onu. L’ambassadeur russe à l’Onu, Vassily Nebenzia a rejeté en bloc ces accusations.
Selon une source diplomatique occidentale, quelque 20 millions de tonnes de céréales sont actuellement bloquées en Ukraine, dans des silos ou déjà embarquées, et les plans mis en place pour les évacuer par la route ou le train ne sont pas viables pour de telles quantités. À titre d’exemple, un train de fret en France transporte en moyenne 500 tonnes, alors qu’un cargo vraquier emporte des dizaines de milliers de tonnes. Depuis plusieurs jours, cette idée de trouver un accord pour définir des corridors navals est poussée par certains diplomates et experts.
Soutien turc
« De concert avec l’Onu, nous œuvrons pour créer un sauf-conduit pour les navires ukrainiens transportant des céréales », a déclaré mercredi le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu à New York. « Nous allons créer un groupe de contact pour tous ces dossiers humanitaires ». « Cela vaut la peine d’envisager un système d’escorte pour les bâtiments de commerce ukrainiens (et d’autres pays) qui veulent entrer et sortir d’Odessa.
Ce serait similaire à l’opération « Volonté sincère » qui protégeait les bâtiments marchands dans le Golfe pendant la guerre Iran-Irak dans les années 1980 », a estimé dans une tribune sur Bloomberg l’ancien amiral américain James Stavridis. « Il faudrait un tel accord diplomatique… », relève, pessimiste, la source diplomatique occidentale. Dans cette recherche à l’Onu, « il pourrait être difficile (pour la Russie) de résister à la pression politique des pays d’Afrique et du Moyen-Orient dépendants » des céréales ukrainiennes, estime sur Twitter le chercheur François Heisbourg.
Plans de minage
Une fois un hypothétique accord atteint, l’épineuse question des mines va se poser. « Tous les ports roumains et bulgares sont engorgés, car il y a peu de circulation maritime en Mer Noire. Entre autres raisons : à cause de l’effet qu’a produit la découverte de mines. Actuellement, on en est à une petite dizaine, donc la menace est importante », explique à l’AFP le porte-parole de la Marine française, le capitaine de vaisseau Éric Lavault. « On ne connaît pas le plan de minage, c’est un vrai sujet », relève-t-il.
« Le port d’Odessa n’est pas clair, et donc il faut envoyer une force de guerre des mines », avec des bâtiments de lutte anti-mines, mais aussi de protection aérienne et navale vu le contexte, même s’il y avait un mandat de l’Onu. « Cela prendrait des jours à des semaines », ajoute-t-il. « C’est comme faire une route, pour que les bateaux puissent se croiser, et des zones de mouillage pour stationner, donc toutes ces zones, il faut les déminer ».
Le risque de créer un passage pour les Russes
L’amiral turc en retraite Deniz Kutluk pense que cela peut être fait en quelques jours. « Ce n’est pas très compliqué, il faut nettoyer un passage de 500 yards de large », environ 450 mètres, selon lui. Selon les experts interrogés, la Russie elle-même ou la Turquie pourraient remplir cette mission. Une chose est sûre pour Deniz Kutluk : « personne hors des pays riverains de la Mer Noire ne sera autorisé » à franchir les détroits gardés par la Turquie et fermés en vertu de la convention de Montreux.
Et si les Russes, maîtres de la Mer Noire, acceptaient, il n’est pas garanti que les Ukrainiens se réjouissent de voir enlevées les mines protégeant Odessa, même s’il disposent d’autres moyens de défense de côtes, avec leurs batteries de missiles et maintenant des canons de 155 mm donnés par les Occidentaux. « Si un passage est créé, il peut ensuite être utilisé pour attaquer », relève Deniz Kutluk. En même temps, relève Éric Lavault, « on remine très vite. Nous ignorons ce qu’il leur reste comme capacité, mais pour mouiller des mines, vous prenez un chalutier de pêche, deux poutres en métal comme rail, vous mettez les mines et en une nuit c’est bloqué ».