Marie (Manche) : « S’installer seule, pas simple mais une vraie liberté »
TNC le 13/12/2024 à 05:04
Parce qu’il correspondait plus à ses attentes, Marie Houlet ne s’est pas installée sur l’élevage de vaches laitières familial dans le Calvados, mais a repris celui d’un tiers dans la Manche. Même si cette installation en solo n’a pas été facile tous les jours, notamment niveau charge de travail, la jeune éleveuse apprécie d’être chez elle, libre de faire ses propres choix. Grâce à sa détermination et au soutien des cédants pour prendre en main l’exploitation et s’intégrer dans le territoire, elle a réussi son projet : les premiers résultats dépassent même les prévisions.
Pourtant fille d’éleveurs de vaches laitières, Marie Houlet n’est pas revenue sur la ferme familiale. « Travailler en famille n’est pas évident, ça peut créer des tensions qui, à la longue, deviennent pesantes voire mènent au conflit. Je ne voulais pas risquer d’en arriver là », explique la jeune femme, salariée cinq ans auprès de ses parents et ses deux sœurs. Difficile à cinq d’avoir toujours les mêmes objectifs et visions des choses, et de parvenir à faire sa place et défendre ses idées et ses choix surtout quand on a, comme elle le dit elle-même, « un peu de mal à s’imposer ».
Mieux répondre aux attentes, pas aller au conflit.
L’exploitation familiale ne correspond pas forcément aux attentes des enfants qui souhaitent s’installer en agriculture, celle d’un tiers y répond parfois mieux, fait remarquer la jeune éleveuse, même si cette décision n’a pas été facile à prendre et qu’il a fallu un peu de temps, à elle comme à ses proches, pour l’accepter.
Reprendre la ferme familiale ne va pas de soi
Aujourd’hui, son père lui donne même des conseils, par téléphone, puisque la ferme est dans le Calvados et Marie dans la Manche, sur la commune de Terres et Marais (anciennement Sainteny) près de Carentan. Les parents ont aussi parfois « du mal à décrocher ». Elle a hésité à s’associer avec un tiers mais a également eu peur de ne pas arriver à travailler ensemble et à s’entendre. « Seule, personne pour nous contredire, on est chez soi, on n’a de comptes à rendre à personne, mais ce n’est pas simple tous les jours, en particulier les premiers mois. »
Chez soi, sans comptes à rendre à personne.
« Tout décider sans pouvoir en discuter avec quelqu’un ni partager ses doutes et les responsabilités, c’est dur. Il n’y a pas de situation idéale, il faut choisir celle qui nous convient le mieux, où on sera le plus heureux », souffle Marie qui a toujours voulu devenir éleveuse et que ses études agricoles (bac STAV, BTS productions animales puis Acse en apprentissage) et ses deux ans de salariat dans l’Eure en tant que responsable d’un atelier lait ont conforté dans cette voie. « Je n’avais pas envie de rester salariée. Quand on est à son compte, on récolte les résultats de ce qu’on sème. »
Faire appel à une agence immobilière
La ferme, elle ne l’a pas trouvée grâce au RDI (répertoire départ installation), même si elle a eu quelques propositions par ce biais. Elle est passée par une agence immobilière spécialisée dans l’agriculture, Agri Transactions. L’avantage, met-elle en avant, l’accompagnement proposé, « très carré ». « Chaque visite était préparée en amont, j’avais un dossier pour toutes les exploitations avec plein d’informations et tous les chiffres. »
Un accompagnement solide, notamment pour négocier le prix de cession.
Marie a apprécié l’appui de l’agence pour la négociation du prix de reprise, compliquée à mener par un jeune seul et encore plus pour une femme de 24 ans seulement (Marie en a aujourd’hui 29). « Je n’étais pas toujours prise au sérieux », se souvient-elle, ayant eu tout de suite confiance en l’agent immobilier, un ancien agriculteur qui a été de bon conseil, préconisant entre autres un deuxième robot de traite (voir plus bas).
Au total, la future éleveuse a visité 12 fermes. Ses critères de recherche : sa localisation dans le secteur ouest Calvados/Manche, très laitier, et qu’elle soit « à taille humaine et prête à l’emploi » pour qu’elle n’ait « qu’à poser ses valises », c’est-à-dire « fonctionnelle tout de suite, sans gros travaux, étant seule ».
Que les cédants restent un peu…
Autre point important d’ailleurs : « que les cédants ne s’en aillent pas du jour au lendemain » pour être épaulée les premiers temps. Et pas de robot de traite, ayant travaillé dans un élevage qui en était équipé et pour « ne pas être bridée en termes de litrage produit ». Il lui a fallu deux ans pour dénicher une structure qui corresponde à ses attentes, et effectuer toutes les démarches d’installation agricole (parcours avec DJA ou dotation jeune agriculteur).
Une ferme prête à l’emploi.
« Le cadre de vie, l’habitation dans le corps de ferme, la stabulation récente, des prairies pour le pâturage, ne pas être isolée mais proche des commerces, des écoles… tout m’a plu ! », s’exclame Marie. Le seuil hic : la présence d’un robot de traite. « Un grand confort que je ne regrette pas au final », reconnaît-elle. Une relation de confiance s’est de suite instaurée avec les cédants, qui avaient commencé à chercher un repreneur depuis un peu moins d’un an et n’en avaient rencontré que deux ou trois.
Ils ont perçu ma motivation et le sérieux de mon projet.
Une femme, seule, ne les a pas rebutés. « Ils sont très ouverts et ont perçu ma motivation, mes connaissances agricoles, et le sérieux de mon projet, mûrement réfléchi, je ne m’installais pas à la sortie de l’école. Ils ont très vite dit que ce serait moi, m’ont-ils raconté. » 80 ha et 800 000 l de lait (70 vaches à la traite) lui faisaient un peu peur au début. « Juste pour deux (l’épouse de l’éleveur en place était à mi-temps) et beaucoup pour un », juge-t-elle. Alors la future installée a réalisé un stage de parrainagede trois mois, pour découvrir et prendre en main la structure.
… en sachant prendre du recul
« Le cédant m’expliquait sa façon de travailler, j’ai pu voir ce qui marchait bien et que je voulais faire perdurer ou, au contraire, évoluer, pointe-t-elle. Et heureusement que sa femme, comptable, m’a aidée sur le volet administratif, sinon je me serais noyée ! » Ils ont su rapidement prendre du recul pour laisser Marie prendre ses marques, et une certaine liberté pour qu’elle se sente chez elle. Dès le départ, ils ont quitté la maison de la ferme pour qu’elle puisse y emménager.
De la liberté comme si j’étais déjà chez moi.
Habitant toujours le village, ils peuvent encore facilement lui venir en aide si besoin. Pendant son stage, la jeune installée a aussi pu compter sur l’apprenti, qui connaît bien la structure où il est embauché depuis deux ans. Grâce à eux, elle s’est intégrée rapidement sur le territoire, au niveau professionnel comme personnel puisqu’ils l’ont invitée à plusieurs repas de famille.
Seule, ça aurait été vraiment dur.
Seule, en plein hiver, dans une grande maison, à diriger une exploitation agricole, loin de sa famille et ses amis, il y aurait eu de quoi déprimer sinon, voire de jeter l’éponge, ce que craignaient les cédants. Marie alerte cependant sur la durée du parrainage, qui ne doit pas être trop longue d’après elle car des tensions peuvent apparaître, les jeunes étant pressés de faire leurs propres choix et les cédants réticents à changer leurs pratiques.
Apprendre à se débrouiller, seule, en étant entourée
Mais Marie a tenu bon, malgré quelques moments difficiles. Des problèmes de matériel, de qualité du lait, sur les vaches : des imprévus quotidiens dans le métier d’éleveur ! « Faut apprendre à gérer, le stress notamment, et à relativiser. Maintenant que je suis mon propre patron, je dois me débrouiller, je ne peux pas remonter les soucis à mon chef comme quand j’étais salariée », détaille-t-elle. Avec l’expérience, la jeune éleveuse gagne en assurance et autonomie. Elle est en outre bien entourée : elle fait partie de cercles de travail, de Cuma. « Je ne suis plus perdue, je sais qui appeler au secours », plaisante-t-elle.
Comme les cédants, elle a recours à la Cuma, pour la bétaillère et la tonne à lisier entre autres, et à la copropriété pour la faucheuse, faneuse, le semoir, la herse. Ce qui a limité les investissements : elle a repris deux tracteurs et une benne de l’exploitation et a acheté une mélangeuse, « pour une alimentation plus pointue et un travail simplifié », et un télescopique d’occasion, plus maniable dans des bâtiments bas. En plus de l’ensilage, elle essaie de déléguer davantage de travaux que ses prédécesseurs (les labours, les semis) pour des questions d’organisation – pouvoir se consacrer au troupeau – et économiques.
Salarié, c’est au patron de régler les problèmes.
Pouvoir souffler un peu
Car la charge de travail est importante. Marie n’avait pas défini de limite dans ce domaine à son installation. Pas de vacances, et rarement de repos en deux ans et demi, cela commence « à peser ». « Mais on n’a rien sans rien, sans sacrifices. Les premières années, il ne faut pas s’attendre à beaucoup de congés, ni de week-ends. Il faut se donner les moyens d’y arriver, surtout quand on part de zéro, et avoir conscience que ce ne sera pas facile tous les jours », insiste-t-elle. Et d’ajouter : « Quand on veut, on peut. Si on est motivé et on travaille bien, il n’y a pas de raison de ne pas s’en sortir. »
Avoir conscience que ce ne sera pas facile.
Désormais, la jeune productrice aspire à pouvoir se libérer un peu et montrer autre chose que la ferme à son fils d’un an. Après une année très chargée en solo, où seule la gestion du quotidien est possible, sans pouvoir faire plus, elle vient avec un voisin d’embaucher une salariée à mi-temps.
L’organisation est millimétrée pour cette jeune maman. Tous les matins, Marie démarre à 5 h pour finir les travaux d’astreinte à 9 h et emmener son bébé chez la nounou. Trois soirs par semaine, elle ou son conjoint le récupère à 17 h, la nourrice le gardant jusqu’à 19 h 30 le quatrième, et les grands-parents le mercredi. L’objectif qu’elle s’est fixé : ne pas finir plus tard que 19 h. Le compagnon de la jeune exploitante élève lui aussi des vaches laitières (140 vaches laitières) depuis huit ans. Chacun a choisi de conserver son indépendance plutôt que de regrouper les exploitations situées à proximité, appréhendant de travailler en couple.
« Normandiser » le troupeau
« Quid de mon intégration dans une ferme familiale qui n’est pas la mienne, où deux frères sont associés ? », interroge Marie qui aime mieux ne pas mélanger vie pro et perso. « Cela ne nous empêche pas d’échanger et de s’entraider. Avec les cédants, mes voisins, mon conjoint et mon beau-frère, je suis seule sans l’être réellement », nuance-t-elle. La jeune éleveuse est installée depuis avril 2022. Concernant le foncier agricole, l’une des principales difficultés freinant l’installation en agriculture, elle n’a eu à acheter que 4 ha et loue le restant.
S’entraider en couple, en gardant son indépendance.
« Être propriétaire du corps de ferme sécurise les développements et constructions ultérieurs », fait-elle remarquer, avant de compléter : « Des propriétés entièrement à la vente sont juste impossibles à reprendre. » Si la jeune productrice n’a pas modifié grand-chose par rapport à la conduite des cultures et de l’élevage de ses prédécesseurs, elle a changé de laiterie afin d’introduire un peu de Normandes dans un cheptel initialement 100 % Prim’holstein.
Maintenir la race dans son berceau d’origine.
« Cette race me plaît, même si elle est moins productive. La maintenir dans son berceau d’origine, dans une zone qui bénéficie d’une AOP, mais où l’intensification tend à faire baisser les effectifs, me tient à cœur, et la coopérative d’Isigny propose une prime au maintien. » De 20 % actuellement, elle envisage un pourcentage de Normandes de 30 % à très court terme, voire davantage selon l’évolution du système. Autre intérêt au changement de laiterie : un soutien supérieur au rachat des parts sociales.
Des premiers résultats au-delà des prévisions
Marie est satisfaite de ses premiers résultats et ne pensait pas « faire aussi bien ». La première année, elle a livré 750 000 l et devrait se rapprocher des 800 000 l, la deuxième, atteignant un EBE de 150 000 € alors qu’il était fixé à moins de 100 000 €. Ainsi, elle va pouvoir investir : s’équiper d’un second robot de traite dès 2025, le premier étant « chargé au maximum » avec 70 vaches pour passer à 100, et agrandir la stabulation. Elle va pouvoir augmenter un peu « la production et le pâturage, sachant qu’il y a 23 ha accessibles autour des bâtiments ».
« Je préfère entretenir les clôtures que nettoyer les logettes et gérer le lisier. Économiquement, il y a de l’argent à gagner avec l’herbe. De plus, le pâturage rompt la routine hivernale. Des bêtes tout le temps à l’intérieur, on a l’impression d’être en permanence en hiver ! », lance la jeune installée, qui espère améliorer l’efficacité, l’organisation et le confort de travail. « Avec 70 VL, faut pas que le robot s’arrête, donc être souvent là pour isoler les animaux qui posent problème. Or, le but est que le robot fonctionne le plus possible sans intervention humaine. »
Je préfère entretenir les clôtures que gérer le lisier !
« On n’a rien sans rien »
Ces investissements n’étant pas prévus dans son plan d’entreprise, un avenant au PE est nécessaire. « Encore du temps et de l’argent dépensés. Les jeunes agriculteurs sont aidés mais ont beaucoup de comptes à rendre. Difficile d’anticiper sur cinq ans la conjoncture, fluctuante, les aléas, de plus en plus imprévisibles, les performances réalisées et les investissements possibles, dans un sens comme dans l’autre », estime la jeune exploitante.
Au début, je me suis demandé où j’allais.
Elle se rappelle un premier mois d’installation tendu, sans trésorerie ou presque, alors que les factures, elles, tombent déjà. « Toutes les économies sont mises dans le projet. La première paye de lait est longue à arriver et est tout de suite engloutie. Pendant quatre-cinq mois, je me suis demandé où j’allais. » Aujourd’hui, elle ne regrette rien et, avec le recul, ne ferait rien différemment : son projet s’est concrétisé comme elle l’envisageait.
Elle conseille aux futurs installés de se faire accompagner, en particulier sur le juridique, la gestion, la fiscalité, dont on ne parle pas assez à l’école et pendant le parcours d’installation agricole. « C’est pourtant crucial pour investir au bon moment », insiste Marie qui conseille enfin de se confronter aux réalités du terrain via des stages et/ou du salariat dans plusieurs fermes. « Quelques années d’expérience permettent de mieux cerner ce qu’on veut et ne veut pas pour sa propre exploitation », conclut-elle.
Mon projet s’est concrétisé comme je l’envisageais.