Comment les agriculteurs français peuvent-ils réagir face aux dérèglements climatiques ?
André NEVEU, membre d'Académie d'Agriculture de France le 10/12/2024 à 10:00
Phénomènes mondiaux, les dérèglements climatiques toucheront les agriculteurs français, sans exception, aussi devront-ils tous, tôt ou tard, revoir leur système de production afin de minimiser les pertes qu'ils supporteront et essayer de préserver leurs revenus. L'État peut les y aider, mais il ne peut pas tout.
Un danger pour tous
Il serait illusoire d’imaginer que telle ou telle région, telle ou telle production, tel ou tel terroir, pourraient échapper aux conséquences du changement climatique et des dérèglements qui en résultent. Déjà depuis quelques années, les incidents de toutes natures se multiplient dans l’hexagone. Certes, ils diffèrent selon les années et les régions, avec des phénomènes comme des canicules succédant à des excès de pluie, ou des gels tardifs après des hivers trop doux, sans parler de la multiplication des épisodes cévenols.
Ainsi, au cours de la seule campagne agricole 2023-2024, les aléas se sont multipliés, perturbant les travaux des champs : semis d’automne compliqués, inondations dans le Pas-de-Calais, dans l’Oise, en Moselle et dans le Centre-Ouest, sécheresse sans fin dans les Pyrénées-Orientales, gel des vignes dans le Sud-Ouest et à Chablis… À plus ou moins long terme, la répartition des grandes zones agricoles sur le territoire national (grandes cultures, prairies permanentes, vignes et arboriculture, forêts…) sera amenée à se modifier en fonction des changements climatiques et des aléas qu’ils entraînent. Et il faut se rendre à l’évidence : aucune certitude n’existe, aucune prévision n’est plus possible.
Des conséquences économiques alarmantes
De forts risques pèsent sur la possible réduction des surfaces cultivées, mais aussi sur une baisse des rendements. Dans les cas les plus difficiles, les changements climatiques pourraient conduire les agriculteurs situés sur des terroirs particulièrement vulnérables à abandonner définitivement certaines productions devenues non rentables ; en conséquence, les surfaces qui leur sont consacrées diminueront inévitablement. Mais aussi, même lorsqu’elles peuvent raisonnablement se poursuivre, les activités agricoles seront de plus en plus souvent perturbées. Par exemple, au cours de la campagne 2023-2024, des semis d’automne réalisés dans de mauvaises conditions n’ont pu être effectués en totalité. Ces mauvaises conditions risquent également de réduire les rendements.
Déjà, on constate que la sole de blé tendre a diminué de 7,5 % par rapport aux cinq années précédentes. De son côté, le rendement qui avait augmenté fortement jusque dans les années 1990 stagne depuis (à tout de même 72 quintaux par hectare sur les onze derniers exercices), malgré les efforts des scientifiques pour proposer de nouvelles variétés toujours plus productives. S’il s’y ajoute un printemps trop humide, le rendement s’effondre, comme en 2016 où il n’avait pas dépassé 55 quintaux par hectare, avec en plus une forte proportion de blé fourrager.
Effectivement, la récolte 2024 s’avère à son tour fort réduite : après une campagne de semis difficile à l’automne 2023, qui a conduit à une baisse des surfaces en blé de -7,6 %, les rendements de 2024 sont en replis de -15,5 % par rapport à 2023 avec seulement 62,4 quintaux par hectare. Au total, la récolte de blé tendre diminue de près d’un quart par rapport à celle de 2023, la plaçant parmi les trois plus mauvaises récoltes des 40 dernières années. Toutes les autres productions d’hiver (orge, blé dur, colza) sont dans des situations comparables.
En cas de sécheresse prolongée, la production fourragère est, elle aussi, réduite ; aussi les éleveurs sont contraints d’acheter du fourrage pour compléter une récolte insuffisante ou, pire encore, de vendre une partie de leurs animaux. Au total, les marges et les revenus agricoles deviennent de plus en plus aléatoires et éminemment variables d’une année sur l’autre.
Quels changements imaginer ?
Les agriculteurs sont dans l’obligation d’anticiper ces risques. À cet effet, ils peuvent jouer sur plusieurs tableaux, notamment :
- Ils peuvent remplacer les semences ou les plants actuels par des variétés mieux adaptées au climat futur, encore que ces variétés puissent s’avérer moins productives. – Pour leur part, les viticulteurs renouvellent déjà leurs plantations avec des variétés ou des cépages résistants mieux à la chaleur ou à la sécheresse.
- La devise traditionnelle « Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier » a retrouvé tout son sens, aussi une diversification des cultures s’impose à nouveau. C’est donc la fin programmée de la spécialisation maximum qui, certes, permet de réduire les coûts de production, mais peut être à l’origine de risques trop grands en cas de mauvaises conditions climatiques. Alors jusqu’où faut-il aller dans la diversification ? Il est difficile de le dire, sachant que les marges dégagées sur de nombreuses petites productions sont encore très médiocres.
- La vocation de certains terroirs est également appelée à changer. Par exemple, des terres trop souvent mouillées, voire inondées, au printemps devront tôt ou tard être transformées en prairies permanentes ou en plantations de peupliers ; de même, des vignobles soumis à des sécheresses prolongées devront peut-être céder la place à des amandiers ou à des pistachiers censés mieux résister au manque de pluie.
- Dans le futur, l’espace consacré à l’agriculture va inévitablement se modifier et sans doute se réduire, certaines régions continuant de bénéficier de conditions plutôt favorables, d’autres non. Les régions ou les terroirs les mieux dotés pourront (et peut-être devront) être exploitées de manière intensive, alors que les secondes seront contraintes d’adopter des systèmes de productions extensifs.
Les interventions des pouvoirs publics
Jusqu’ici, les interventions des pouvoirs publics ont été modestes au regard des risques déjà observés ou prévisibles : elles se limitent à quelques aides ponctuelles, à une révision du système de prise en charge des pertes dues aux aléas climatiques et à un début de réponse aux préoccupations des agriculteurs sur l’irrigation.
- Les aides ponctuelles visent d’ailleurs plutôt à pallier les conséquences de crises sanitaires (comme sur les volailles) ou de crises économiques (comme dans le vignoble du Bordelais), qu’à traiter les pertes dues aux dérèglements climatiques et encore moins à les anticiper.
- Le nouveau système de prise en charge des pertes, dues aux aléas climatiques, prévoit un partage des pertes entre le chef d’entreprise, la compagnie d’assurance et l’État. Ce partage est sans doute adapté aux conditions actuelles de production, mais on peut douter qu’il suffise à régler les pertes futures, si celles-ci viennent à prendre une ampleur inédite. Pour lutter contre la sécheresse, le gouvernement est favorable à la multiplication des petites retenues d’eau, individuelles ou collectives. Mais il manque encore un grand plan coordonné de gestion de l’eau afin de répondre aux besoins des différents utilisateurs ; tous se considérant comme prioritaires, des arbitrages délicats seront inévitables.
Une incidence sur les marchés agricoles
Les dérèglements climatiques peuvent conduire à des à-coups sur les rendements, donc sur les quantités mises sur les marchés, avec des conséquences préjudiciables pour les producteurs et les consommateurs. On l’observe déjà pour le cacao dont les prix, en un semestre, ont été multipliés par trois puis divisés par deux ; c’est ici la conséquence de modestes variations des quantités produites, variations considérablement amplifiées par la spéculation boursière.
Si un tel phénomène se produisait pour les matières premières alimentaires essentielles, ce serait évidemment insupportable pour les populations les plus démunies. Les gouvernements les plus concernés – soucieux d’éviter de telles variations de prix, avec leurs cortèges de disettes et d’émeutes de la faim – seraient alors contraints de réagir. Ils pourraient fixer arbitrairement les prix sur les marchés intérieurs, tant pour les producteurs que pour les consommateurs, mais pourraient-ils faire respecter de telles décisions ? En outre, l’actuelle liberté du commerce serait remise en cause avec des conséquences inconnues sur les relations entre pays exportateurs et pays importateurs.
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