L’agriculture de conservation en grandes cultures bio : utopie ou réalité ?
TNC le 29/11/2019 à 06:03
Les techniques de l’agriculture de conservation des sols (ACS) sont-elles transposables aux grandes cultures bio ? Le semis direct sous couvert végétal sans herbicide pourrait-il devenir une alternative ? Depuis 15 ans, une équipe de l’Isara (Yvan Gautronneau, Joséphine Peigné, Jean-François Vian et Thomas Lhuillery ) mène des essais en ce sens. À la clé, des avancées prometteuses mais encore difficiles à mettre en œuvre.
Associer agriculture bio et agriculture de conservation des sols : audacieux ou carrément provocateur ? Souvent présentées comme incompatibles, ces deux approches font pourtant depuis 15 ans l’objet de recherches sur le site expérimental de Thil, dans l’Ain. « On sait pertinemment que le non-travail du sol en bio pose question », note Jean-François Vian, enseignant-chercheur en agronomie à l’Isara. Notion fondamentale de l’agriculture de conservation, la limitation des perturbations mécaniques du sol s’avère en effet un objectif complexe à atteindre en bio, notamment sur la maîtrise de l’enherbement.
À lire :
– Grandes cultures bio – « Pas de recette miracle : il faut trouver des marchés, semer après »
– [Témoignage] Passer au bio après 30 ans en conventionnel, « une décision difficile à prendre »
Quatre techniques de travail du sol comparées
Multiplication du nombre de passages, tassement, mauvaise minéralisation de la matière organique : « c’est en faisant le constat d’une baisse de la fertilité des sols en systèmes céréaliers spécialisés bio que nous avons eu l’idée d’y appliquer les leviers de l’ACS », reprend l’enseignant-chercheur. C’est ainsi que dès 2005, à Thil, quatre techniques de travail du sol sont étudiées dans un contexte de sol sablo-limoneux, compact et pauvre en activité biologique :
- Labour traditionnel (0-30 cm, inversion du sol, rasettes)
- Labour agronomique (0-18 cm, inversion du sol, sans rasettes)
- Travail du sol réduit (0-17 cm, pas de retournement)
- Travail du sol très superficiel (0-7 cm) ou semis direct sous couverts roulés
À lire aussi sur l’ACS : Sarah Singla : se former et faire un diagnostic complet pour une transition réussie
Nette amélioration sans labour dans les 10 à 20 premiers centimètres du sol
À la clé, des résultats prometteurs : « Entre 2005 et 2012, nous avons réussi à maîtriser le tassement du sol sans labour avec un travail très superficiel. On a aussi commencé à voir des choses très positives sur la structure physique et l’activité biologique avec un maintien dans la durée ». Les profils réalisés démontrent de fait une forte augmentation de la biomasse microbienne ainsi qu’une amélioration de l’état chimique du sol en travail superficiel, essentiellement visibles dans les 10 à 20 premiers centimètres du sol.
Seul bémol, peu ou pas de changement sous cette limite. « Or un sol, c’est plus profond. Cela influe forcement sur le racinaire », note Jean-François Vian.
Côté salissure, les adventices tendent à augmenter, impactant les rendements moyens de l’ordre de – 7 % sur blé, – 20 % sur maïs et jusqu’à – 26 % sur soja. Une baisse que l’agronome tient toutefois à nuancer au regard des très bons résultats techniques de référence constatés chez des céréaliers bio (blé 45 q/ha, 100 q/ha maïs, 40 q/ha soja). « S’engager dans ce type de démarche, c’est accepter de revoir ses objectifs à la baisse. Mais les effets sur la fertilité sont positifs ». Principal écueil rencontré au cours des essais, deux années successives de fortes pluies en 2013 et 2014 qui obligent à intervenir dans de mauvaises conditions. Sur un sol déjà sensible, il n’en faut pas moins pour entraîner à nouveau une forte compaction du sol, diminuant de 50 % la capacité d’exploration racinaire.
Sur ces essais menés autour du travail superficiel du sol, Jean-François Vian conclut en saluant une pratique « prometteuse mais qui reste risquée et nécessite une excellente maîtrise technique. Le labour agronomique reste un bon compromis et il ne faut pas s’interdire de mettre en place des systèmes mixtes ».
La maîtrise des couverts végétaux uniquement à l’aide d’outils mécaniques reste un vrai défi
Quant au semis direct sous couverts végétaux roulés, Laura Vincent-Caboud, doctorante en agro-écologie n’hésite pas à le qualifier de « Graal » déjà technique en conventionnel « et encore plus en bio où on est confronté à des difficultés supplémentaires de gestion des couverts. Leur maîtrise sans glyphosate, uniquement à l’aide d’outils mécaniques, reste un vrai défi ».
Habituellement détruits à l’aide d’un herbicide, ceux-ci permettent en théorie de se passer de toute intervention mécanique durant la culture. « Cela réduit également l’érosion, augmente la fertilité et limite les adventices », reprend la jeune femme qui pointe aussi certains aspects moins positifs : « Selon les espèces employées pour le couvert et l’épaisseur du mulch, on observe parfois un ralentissement du réchauffement du sol et de la minéralisation de la matière organique au printemps créant une compétition pour l’azote. Pour un maïs, par exemple, ce n’est pas sans conséquence ».
Les facteurs de réussite d’un semis direct sous couverts végétaux roulés sont nombreux. « Pour réunir la biomasse de couvert nécessaire, on vise 8 t de matière sèche au roulage : c’est énorme, pointe-t-elle. Pour y arriver, une des clés est de semer précocement avec une densité très élevée, 200 kg/ha pour du seigle par exemple ». Deuxième étape, réussir le roulage et le semis : outre un équipement adapté (rouleau cranteur, semoir SD), il convient de respecter un certain nombre de pré-requis. Pour être maîtrisées, les céréales du couvert doivent être roulées à partir de 50 % de sa floraison. Il faut donc choisir des variétés très précoces, en adéquation avec les dates de semis des cultures – ce qui est parfois difficilement compatible notamment pour certains maïs. Le roulage a lieu à un stade plus avancé pour les légumineuses (début de formation des gousses).
Roulées trop tôt, celles-ci se relèvent, engendrant une importante compétition. Leur présence dans le couvert reste toutefois essentielle pour l’apport d’azote. Semer en simultané nécessite également d’augmenter la densité de grains à l’hectare : Par exemple, dans l’Ain, 610 000 grains de soja, 100 000 grains de maïs, « des chiffres variables en fonction du contexte » (*).
Comme pour le non-labour appliqué au bio, le semis direct sous couverts végétaux roulés apparaît comme une voie prometteuse, mais encore semée d’embûches. « C’est possible, affirme Laura Vincent-Caboud, mais le nombre de conditions à rassembler pour réussir reste encore très limitant en grandes cultures bio. S’orienter vers des systèmes hybrides alternant semis direct et travail du sol est une piste à privilégier ».
(*) Résultats d’essais menés dans le cadre d’un doctorat par Laura Vincent-Caboud encadrée par Joséphine Peigné et Christophe David (Isara)