« Combiner le Green Deal avec la dimension géopolitique de l’agriculture »
TNC le 01/03/2022 à 09:30
La guerre en Ukraine et ses conséquences sur les marchés agricoles rappelle à l’Europe et à la France la dimension géopolitique de l’agriculture. Pour Sébastien Abis, chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), la situation doit inciter l’Union européenne à renforcer l’aspect collectif de sa politique agricole commune, et à toujours associer le Green Deal avec l’aspect stratégique de la production agricole, facteur de paix.
Depuis 30 ans, l’Ukraine a accéléré son développement agricole, pour renforcer sa place à l’international dans un monde qui s’ouvre. Le pays produit aujourd’hui 110 Mt de grandes cultures, dont 80 Mt partent à l’export, et l’invasion russe déstabilise logiquement les marchés agricoles.
Faire de l’agriculture une arme de paix
De son côté, la Russie a travaillé depuis plusieurs décennies à son réarmement agricole, un « juste retour à la normalité », alors qu’avant la période soviétique, le pays réalisait la moitié des exportations mondiales de céréales rappelle Sébastien Abis, chercheur à l’Iris et directeur du Club Déméter, lors d’une conférence au salon de l’agriculture, le 28 février. Après une décennie de croissance céréalière, l’embargo décrété en 2014 à l’encontre des produits agricoles européens, en réaction aux sanctions occidentales qui ont suivi l’annexion de la Crimée, a permis à la Russie de se doter à nouveau de filières animales très performantes, d’une production de fruits rouges importante dans le Caucase et, plus récemment, de développer le bio en Sibérie. « La Russie est un grand pays agricole qui a compris qu’avoir du pouvoir agricole était important pour se reclasser sur la scène internationale », commente Sébastien Abis.
Pour le chercheur, la question que l’Europe doit désormais se poser, est « est-ce que demain nous voulons ressembler à ce modèle russe, ou défendre nos propres valeurs, nos propres modèles, garder notre agriculture européenne et française ouverte sur le monde, parce que c’est aussi un déterminant de la puissance. C’est-à-dire, ne pas utiliser l’agriculture comme une arme mais comme un lien politique, diplomatique, de rayonnement, et également comme un facteur de paix à domicile et dans les pays qui en ont besoin.
« La désunion européenne est un risque stratégique »
Si le monde occidental a décidé, collectivement, la mise en place de sanctions contre la Russie, il faudra être suffisamment fort pour encaisser les sanctions réciproques, explique Sébastien Abis. Sans compter que « les sanctions sur la Russie sont moins impactantes que par le passé, parce que la relation entre la Russie et la Chine n’est plus du tout la même ».
« Malgré cette nervosité et ce durcissement des relations internationales, comment cultiver notre différenciation positive avec nos valeurs ? », demande le chercheur. Pour Sébastien Abis, il est nécessaire de mettre en place une stratégie beaucoup plus collective et, du point de vue agricole et agroalimentaire, « il faudrait une politique agricole commune à l’extérieur qui ne soit pas que sur l’autel commercial, avec des valeurs, des comportements communs. Dans le monde de demain, la désunion européenne est un risque stratégique ».
Or, depuis 20 ans, la Pac est devenue politique extrêmement concurrentielle. « On a souvent considéré dans le discours général que l’élargissement à l’Est était une problématique de concurrence avec nos productions », ajoute Sébastien Abis.
Le Green Deal ne doit pas être le seul objectif
Dans ce contexte, s’il est indispensable de continuer à mener le combat pour le climat, « il faut pouvoir combiner le Green Deal avec une dimension géopolitique de l’agriculture », rappelle le chercheur. « On ne peut pas désarmer aujourd’hui sur l’agriculture et l’alimentation. Certes, la Pac va être de plus en plus une politique agricole climatique, mais elle va rester nourricière car c’est elle qui assure la sécurité alimentaire de l’Europe et, peut-être, de plus en plus pour les pays voisins » où le changement climatique aura des conséquences plus dramatiques pour l’agriculture. D’où l’importance de « faire des agriculteurs les soldats du climat, mais aussi de remettre l’agriculteur à sa place de premier contributeur à la paix dans le monde », précise ainsi le directeur du Club Déméter.