« Gérer sa ferme, c’est maîtriser chiffres et temps de travail »
TNC le 17/03/2025 à 05:18
Quatre jeunes éleveurs aux profils et parcours différents – Charles, Carole, Cyrille et Lucien – se rejoignent sur l’importance, quand on s’installe, d’adopter « une posture d’entrepreneur », c’est-à-dire de faire ses propres choix, qui peuvent différer de ceux des parents ou des cédants, en fonction des objectifs économiques et aussi de temps de travail fixés en amont de l’installation.
Ils sont venus témoigner au Space 2024, à l’Espace pour demain ayant, cette édition, pour thème « Générations élevage : inventons demain », lors de la table ronde « À chacun son projet, sa trajectoire ». Et pour cause : âge, profil, parcours, avec parfois des reconversions professionnelles et changements de vie, productions, modèle, mode de commercialisation, avec ou non restructuration de la ferme reprise… leurs situations et leurs choix sont divers et variés.
Depuis le 1er janvier 2016, Charles élève des vaches laitières en bio, en Gaec à deux associés avec son beau-frère, dans le sud de l’Ille-et-Vilaine, sur 160 ha, la majorité en herbe. Carole des porcs près de Rennes, en label rouge, vente directe en magasin de producteurs et transformation des céréales à la ferme pour l’alimentation des animaux.
Cyrille, lui, est producteur laitier depuis 10 ans dans le nord du département, en individuel avec 35 VL en AB et 100 ha. Quant à Lucien, il a repris le 1er janvier 2021 une exploitation laitière et deux poulaillers de Janzé, sur 70 ha entre Rennes et Vitré, et a décidé d’arrêter le lait pour en construire deux autres. Charles, Carole et Lucien se sont installés sur la ferme familiale, derrière ou avec leurs parents, Cyrille après un tiers.
« Moins la pression de revenir vite sur la ferme »
Tous ont privilégié une installation en élevage pas immédiatement à la fin de leurs études, « pour prendre le temps de réfléchir à comment ils envisagent leur futur métier d’éleveur et la gestion de leur structure, au niveau technique et économique. Ainsi, ils ont pu « voir ailleurs », afin de découvrir d’autres exploitations que celles de leurs parents, d’autres types d’entreprises, voire secteurs d’activité, en France et à l’étranger.
« Sans doute plus que les générations précédentes qui avaient davantage la pression de la famille pour revenir travailler à la ferme », reconnaît Carole. Or, c’est un excellent moyen de renforcer et diversifier son « expérience », met-elle en avant, et de « gagner en maturité ». Elle, par exemple, a passé quelque temps aux États-Unis dans le commerce international et y a appris « la culture d’entreprise ».
Lucien est resté dans sa région mais a été technicien agricole plusieurs années. Charles a commencé dans le génie civil, après un BTS dans cette filière et un bac scientifique. « Je ne me destinais pas à devenir éleveur et mes parents ne m’y poussaient pas non plus. Mais au bout de six ans, à 26-27 ans, j’ai eu envie de créer mon entreprise et de retourner à l’agriculture », explique-t-il.
« La preuve vivante qu’on peut s’installer en élevage »
Étant hors cadre familial, Cyrille a profité de cette période pour chercher une exploitation à reprendre. « J’en ai visité quelques-unes mais ça n’a pas fonctionné. D’autres repreneurs ont été choisis. Il y a 10 ans, la concurrence était plus rude ! », raconte-t-il. Alors il s’est fait embaucher par le service de remplacement. Ce qui lui a permis de se faire la main, sur le terrain, et de connaître « le microcosme agricole » dans lequel il n’a pas été baigné.
« Trouver une ferme et s’intégrer dans le milieu ne sont pas toujours évidents quand on n’en est pas issu », pointe le jeune éleveur qui espérait entendre parler par le bouche-à-oreille d’une exploitation à céder. Et c’est ce qu’il s’est passé. « Sans famille dans l’agriculture, ni connaissances acquises depuis l’enfance, on peut s’installer en élevage, j’en suis la preuve vivante ! Il y a quand même 45 % de Nima en Bretagne ! », lance-t-il, reconnaissant avoir eu la chance de rencontrer un cédant qui espérait vraiment transmettre à un jeune.
« De chaque côté, il y avait la volonté que ça marche », pointe-t-il. Pour un passage de relais le plus serein possible, Cyrille a réalisé un stage de parrainage. Un lien de confiance s’est rapidement tissé. Après une première moisson effectuée ensemble, le futur retraité lui a laissé choisir les variétés pour les prochains semis.
Même en reprise familiale, il importe « d’aller au-delà du projet de ses parents, de se différencier », souligne Lucien. En individuel alors qu’ils étaient à deux, il a dû redimensionner l’outil. L’atelier laitier, qui produisait 300 000 l, était vieillissant et très peu automatisé. Il fallait donc réinvestir assez fortement. Lucien a préféré cesser cette activité et développer la volaille.
« Adapter l’exploitation, même familiale »
« Au départ, ni ma mère ni mon père n’étaient trop favorables à mon installation. Que j’ai conscience que je ne pourrai pas tout faire seul les a un peu rassurés. D’une manière générale, ils m’ont laissé libre de mes décisions, autonome. » Les HCF, au moins, « ne peuvent pas se comparer à leurs parents », fait remarquer Cyrille. Charles, à l’inverse, mise sur la production laitière et la modernisation de sa structure, avec une nouvelle stabulation de 120 logettes, et le remplacement de la salle de traite TPA par deux robots.
Carole poursuit le modèle existant, « qui est encore en développement », tient-elle à préciser, « mon père et mon frère confortent la partie transformation et vente directe qu’ils ont mises en place, avec des évolutions en matériel et main-d’œuvre pour accompagner la croissance de l’entreprise, mais également en débouchés et gammes pour suivre la demande des consommateurs, etc. ».
Un troisième magasin de producteurs est notamment venu s’ajouter aux deux premiers. « Avant de tout révolutionner, mieux vaut consolider et essayer de ne pas se tromper dans les orientations prises », insiste la jeune femme. L’unité de fabrication d’aliment à la ferme a aussi été modernisée, un investissement conséquent, afin « d’être à la pointe sur les rations ». « À nous, futurs et jeunes installé(e)s en élevage de décider en fonction de nos objectifs, de nos valeurs, sans trop se reposer sur les conseillers. »
« Prendre la posture d’entrepreneur »
« De mener notre affaire », renchérit Cyrille. Autrement dit : de « prendre une posture d’entrepreneur », appuie Carole qui suggère de s’entourer d’autres chefs d’entreprise, pas forcément du monde agricole, « ça ne peut être qu’enrichissant ». Et de « se former en amont de l’installation à endosser ce rôle », complète Charles. Même si, des fois, « on commet des erreurs », reprend Cyrille. D’où l’importance de « savoir rebondir ».
Passer des rêves aux chiffres.
Gérer son entreprise implique de maîtriser les investissements, les coûts. « De passer de ses rêves aux chiffres, met en avant Lucien, le nerf de la guerre », en établissant un prévisionnel sur quatre ans. « Cela donne confiance et permet d’aborder les premières années plus sereinement », ajoute-t-il. Pour ces quatre jeunes, comme la nouvelle génération dans son ensemble, la maîtrise du temps de travail est également essentielle.
Ce fameux triptyque « une exploitation viable, vivable, durable », Charles et son associé l’ont en tête dès qu’ils investissent. « Toute opportunité d’optimiser le temps de travail est bonne à prendre », argue-t-il. Outre des équipements et bâtiments fonctionnels et rationnels, ils se sont tournés vers le salariat, mais se sont heurtés à des difficultés de recrutement. Face à ce problème de gestion du temps de travail, ils se sont fait accompagner par une personne extérieure.
« Tout n’est pas écrit dans le business plan »
Parmi les trois solutions envisageables – tout mettre en cultures, remplacer les bovins lait par des vaches allaitantes, diminuer le volume d’étable –, ils ont choisi la dernière et ont réduit le cheptel de 100 à 75 VL. « Tout n’est pas écrit dans le business plan, prévient Marie-Isabelle Le Bars, chargée de mission installation/transmission à la chambre d’agriculture de Bretagne. Mais s’il est résilient, il aide à réagir aux aléas. »
L’ensemble des paramètres doivent alors être réanalysés : la main-d’œuvre, les marchés, le matériel… avec, toujours, comme fil directeur, l’équilibre vie pro/vie perso. « Les jeunes éleveurs doivent être agiles », complète Carole qui salut le nouveau dispositif d’aides à l’installation plus souple « car avant, dès qu’on sortait des cases, de ce qui avait été prévu, en mieux comme en moins bien, des avenants étaient nécessaires, avec un risque de devoir rembourser une partie de la DJA ».
Les jeunes éleveurs doivent être agiles.
L’équilibre vie pro/vie perso, Lucien entend l’atteindre via la simplification et l’automatisation du travail, sans oublier son organisation et sa planification, calendrier à l’appui, pour anticiper les pics d’activité. « Le vivier de futurs éleveurs et éleveuses n’est plus majoritairement dans les fermes, il est partout, c’est pourquoi nous devons montrer que notre profession a évolué, en termes de pénibilité et d’astreinte horaire, qu’elle est moderne, dynamique et attractive », exhorte Charles qui parvient à se libérer trois week-ends par mois et cinq semaines par an pour les vacances.
« Adoucir les contraintes »
« Nous ne sommes plus sur l’exploitation 7 j sur 7, 24 h sur 24. » Même en individuel, Cyrille prend cinq semaines de congé annuel : il fait appel au service de remplacement et écrit toutes les consignes sur des tableaux, « une notice de la ferme » pour les agents qui le remplacent. « À nous de prouver qu’il est possible d’adoucir les contraintes », résume Lucien. Charles insiste à nouveau sur l’importance de fixer, dès le départ, des objectifs de temps de travail et de revenu. « Mon projet doit s’adapter à ma vie et non l’inverse ! », illustre-t-il.
Soit, contrairement aux générations précédentes, « nous travaillons pour vivre, nous ne vivons pas pour travailler », reprend Cyrille. Carole invite à être attentif : « Passionnés, on se laisse vite déborder. » Or, elle l’affirme : « Il est possible d’y arriver, ça se travaille, c’est surtout une question de volonté et d’organisation. » Rappelant qu’en Bretagne, le taux de renouvellement des producteurs de bovins lait n’est que de 25 %, Marie-Isabelle Le Bars avance, s’appuyant sur des résultats d’enquêtes : « Les éleveurs ne sont plus à 70 h/semaine, mais autour de 45-46 en moyenne. »
Mon projet doit s’adapter à ma vie, pas l’inverse !
Elle liste plusieurs leviers pour alléger l’astreinte tels que l’extensification du système, la robotisation, le passage en monotraite, les possibilités d’organisation diversifiées. Le tout est de bien réfléchir et construire son projet, en l’appréhendant dans sa globalité, en se l’appropriant, en prenant de la hauteur. Carole, comme Charles, incitent d’ailleurs à échanger entre porteurs de projet pour « s’inspirer des idées et situations des uns et des autres ».