« Ne plus se laisser freiner dans notre élan, osons être agricultrices ! »
TNC le 03/02/2023 à 10:02
Si les femmes en agriculture ont mis du temps et de l'énergie à conquérir leur place et un statut, les choses ont heureusement pas mal évolué ces dernières décennies avec, en parallèle, une féminisation croissante du secteur. Mais il y a encore du chemin à parcourir pour que leur installation agricole se fasse dans les mêmes conditions, et avec les mêmes difficultés, que celle des agriculteurs. Témoignages.
« Que je sois agricultrice, mon père n’y pensait pas, que je m’installe sur sa ferme encore moins, à la rigueur épouser un agriculteur qui prenne sa suite… Dans sa tête, une femme ne conduit pas un tracteur », relate Charlotte Morel. Son installation en tant que gérante associée, car elle a fini par le convaincre, date pourtant de… 2019.
Et depuis 2015, elle vend des tracteurs ! « La première femme commerciale chez Valtra, à aller en démonstration sur le terrain », raconte-t-elle, à tout juste 22 ans. « Au début, cela surprenait. Les agriculteurs croyaient que j’étais une hôtesse et voulaient voir quelqu’un d’autre pour leur présenter les machines. »
Fini les plantes vertes, des femmes en action.
Puis au fil du temps, la jeune femme, passionnée de voitures depuis toute petite et de matériel agricole, a su faire sa place et leur a vite montré qu’elle sait de quoi elle parle. En sept ans, elle a vu le regard sur les femmes en agriculture évoluer significativement, dans le bon sens. À son échelle, au service marketing, elle a fait en sorte de faire disparaître les « plantes vertes », souvent blondes, des salons et prospectus, et de mettre en scène dans les shootings photos et vidéos promotionnelles des agricultrices ou entrepreneuses de travaux agricoles au volant de différents engins.
« Passer le tracteur à leur fille : des pères ont du mal, pas le mien ! »
Ce que d’autres marques ont aussi commencé à faire. Résultat, au Sima 2022 en novembre, où elle témoignait à la conférence « La place des femmes dans le secteur agricole », quasiment plus d’hôtesses dans les stands qui soient là pour attirer l’œil, plutôt qu’accueillir les clients potentiels. Les machines agricoles sont « conçues autant pour les hommes que les femmes, souligne par ailleurs Charlotte. Les améliorations techniques, qui les rendent plus confortables et faciles à utiliser, bénéficient aux deux. Et des exploitants petits et pas très costaux, il en existe aussi. »
Des machines agricoles conçues autant pour les hommes que les femmes.
Autre témoignage, bien différent : celui de Marianna Briançon, Miss Agri 2022, que son père a soutenue quand elle a souhaité devenir agricultrice. « Pendant ma formation, durant mon parcours d’installation et dans toutes mes décisions, il a toujours été derrière moi tout en me laissant suffisamment d’espace. J’ai vraiment de la chance », reconnaît-elle, ajoutant : « Pour les achats de matériel, il demande aux vendeurs de s’adresser à moi alors que quand j’étais en BPREA, des apprenantes disaient que le leur refusaient de leur passer le tracteur ! »
« Des futures installées abandonnent leur projet »
« Je ne peux pas lever un ballot à la main, mais mon père non plus !, plaisante Marianna qui poursuit : « Nous pouvons effectuer des travaux identiques aux hommes, il suffit juste parfois d’un peu plus d’entraînement. » Au départ, dans sa promo, la parité était quasiment respectée. À la sortie en revanche, davantage d’hommes que de femmes se sont installés. « Pourquoi ces futures agricultrices ont-elles abandonné leur projet ? », s’est interrogé Marianna. « « T’es seule, t’as pas de foncier et, en plus, tu veux te lancer dans la transformation ? » On leur a cassé le moral », déplore-t-elle, « alors plusieurs se sont orientées vers le para-agricole ».
Le pourcentage de cheffes d’exploitation n’augmente plus.
Même constat dans l’enseignement agricole en général : « À l’entrée, 50 % de garçons et 50 % de filles pour 25 % de femmes cheffes d’exploitation d’après les statistiques du ministère de l’agriculture, un chiffre qui n’augmente plus depuis une vingtaine d’années », précise Gabrielle Dufour, responsable communication au sein du Think Tank Agr’Idées qui a organisé, en octobre avec le Syrpa, une projection-débat autour du documentaire « Moi agricultrice » de Delphine Prunault. Cette situation « doit interpeller », insiste-t-elle. Néanmoins, « les freins sont difficiles à identifier ».
« Ne pas encourager, pire que décourager »
« Ne pas encourager pose davantage problème que décourager, c’est beaucoup plus subtile, selon Kim Schoukens rédactrice en chef du magazine digital international Women in Ag Mag, dédié auxfemmes du monde agricole. « Un travail pour changer les mentalités doit être mené, mais pas qu’entre femmes, avec les hommes », enchaîne Gabrielle Dufour. Et ce « dès le collège », appuie Marianna pour lutter contre « les propositions d’orientation encore très genrées ».
Changer les mentalités, avec les hommes.
Pour preuve, par exemple, l’écrasante majorité de filles en première et terminale STSS (sciences et techniques sanitaires), la filière qu’elle avait suivie avant de bifurquer vers la communication, puis de revenir à l’agriculture. Dans les lycées agricoles, « beaucoup choisissent de se diriger vers les services à la personne : elles comptent dans les effectifs alors que cela n’a rien à voir avec le secteur agricole », pointe Thierry Baillet, alias Thierry agriculteur d’aujourd’hui sur Youtube, organisateur de ce Sima Talks [nom donné aux moments d’échange et de partage d’expérience sur les préoccupations agricoles actuelles, nouveauté de cette 100e édition, NDLR].
« N’ayons pas peur de nous montrer, nous gagnerons en visibilité et responsabilité »
« Certes le rôle des femmes en agriculture est plus important, mais nous pouvons encore faire mieux, considère Béatrice Collet qui, lorsqu’elle est arrivée au poste de directrice générale du salon de l’agriculture, se souvient de la principale mise en garde : « Ce ne sera pas facile. »
« Je ne suis pas pas pour les quotas. La présence des femmes, quel que soit le métier, ne doit pas être une nécessité, une obligation, mais un choix. N’attendons pas les politiques, osons − ce mot est essentiel − prendre notre place légitime ! », lance-t-elle. Avec Anne Dumonnet-Lecat, présidente, elle œuvre au sein de l’association apolitique VoxDemeter, dont elle est secrétaire générale, pour « faire entendre la voix des femmes de l’agriculture en créant des ponts avec les autres domaines d’activité ».
Ne plus entendre : « Ça fait quoi d’exercer un métier d’homme ? »
C’est pourquoi il faut communiquer sur les réseaux sociaux, explique Marianna. Elle a à cœur de « montrer ce dont les agricultrices sont capables, tout en étant féminines » et cherche à « véhiculer une image positive de l’agriculture, sans trop se mettre en avant non plus au risque d’obtenir l’effet inverse ».
« On sexualise encore pas mal la femme », constate-t-elle, regrettant que certains commentaires portent plus sur son physique que sur le contenu de ses messages. Lorsque cela se produit, elle conseille malgré tout de répondre, subtilement, pour « limiter cette sexualisation ».
« Ils se discréditent rien qu’en commentant de cette manière, estime Charlotte, pour qui ne pas publier ce dont elle a envie reviendrait à entrer dans leur jeu. « Soyons au-dessus de ça », exhorte-t-elle. « Il ne faut pas avoir peur de se mettre en avant pour gagner en visibilité et responsabilité », enchaîne Gabrielle Dufour. « Oui, juste mettre en avant, confirme Marianna, car notre place on l’a déjà ! » Ceci, jusqu’à « ce qu’on n’entende plus « ça fait quoi d’exercer un métier d’homme ? » et inversement, pour ces derniers, dans ceux qui sont encore très féminisés ».