« Spéculation, ce n’est pas un gros mot ! »
TNC le 31/10/2024 à 05:02
Ancien trader chez Cargill, Constant Thirouin est aujourd’hui agriculteur et consultant pour Piloter sa ferme. Il revient avec nous sur la spéculation, et notamment sur la présence d’acteurs financiers sur les marchés du blé, du maïs et du colza.
Terre-net : La spéculation sur le marché du blé est-elle un phénomène positif ou négatif ?
Constant Thirouin : Nos marchés de céréales, et de blé en particulier, sont des marchés spéculatifs. Et n’importe quelle personne qui est concernée par ce produit-là est un spéculateur, parfois sans en être conscient. À commencer par l’agriculteur ! On a toujours l’espoir que ça vaille plus cher demain, et c’est pour ça qu’on ne vend pas forcément tout de suite sa production, y compris au moment où on a fini de la récolter.
Avant de récolter, on peut se cacher derrière l’incertitude du rendement et de la production. Mais une fois que c’est récolté, on se dit que ça va peut-être valoir plus cher demain. C’est un acte de spéculation.
Et finalement, sur ce marché où les prix sont connus de tout le monde à l’instant t, quand vous avez un acheteur final qui veut acheter de la marchandise, il connaît forcément le prix au niveau des intermédiaires qui couvrent un certain nombre de risques : le transport, la perte de qualité, la perte de quantité à certains moments, les incertitudes, les assurances…
Si vous voulez vendre à un client final à un moment où le marché vaut 100, le client final va vouloir acheter 98. Donc si vous voulez réussir à faire tourner une activité économique, il faut que vous vendiez à 98 quand vous avez acheté 90, ou quand vous pensez que vous achèterez demain à 90. Après peut être que vous vous trompez, que vous rachèterez à 105 ce que vous avez vendu à 98 : à ce moment-là, vous perdez de l’argent.
On a une vision sur les prix à court terme, moyen terme, qui permet de se positionner sur un certain nombre de choses, mais on est bien dans de la spéculation. Et ce n’est pas un gros mot, spéculation !
La présence de fonds de pension et d’acteurs non agricoles, purement financiers, est-ce une bonne chose pour le marché du blé ?
C’est une chose nécessaire d’avoir des gens qui viennent avec une façon de raisonner différente, avec des intérêts différents, avec des timings différents, pour pouvoir apporter la liquidité, le dynamisme sur les marchés.
En cas de problème de sécheresse, de manque de disponibilité de marchandises, si vous n’avez que des acteurs professionnels directs sur le marché, tout le monde a la même opinion : ceux qui ont déjà vendu veulent racheter, ceux qui sont acheteurs veulent acheter, vous avez un marché qui va monter encore trois fois plus vite qu’il ne pourrait monter aujourd’hui, sans qu’il se passe réellement de transactions, et sans que personne n’arrive correctement à travailler.
Quand on dit fonds de pension, on couvre tout et n’importe quoi. Vous avez des gens qui traitent à la journée, vous avez des gens qui traitent sur le long terme, à plusieurs années. Vous avez des gens qui traitent des différences entre des marchés. Vous avez différents types d’actions. Et c’est ce qui vous permet, quand le marché vaut 350 €, de trouver quelqu’un pour acheter quand vous êtes vendeur, et quand le marché vaut 150 € de trouver quelqu’un pour vous le vendre si vous êtes un éleveur et que vous avez besoin d’acheter de la marchandise.
On est dans des marchés qui sont volatils et qui vont continuer de l’être. Et justement, la chance qu’on a en tant qu’agriculteurs en France, c’est qu’on a dans la même année un marché qui peut être favorable aux éleveurs pour acheter pas trop cher, et favorable aux producteurs pour vendre à un bon prix.
Mais il faut effectivement savoir se doter d’outils permettant d’analyser et d’anticiper ou de comprendre ces variations de marché, pour pouvoir se positionner.
La présence des fonds de pension est-elle importante sur le marché du maïs ?
On a une présence des fonds de pensions sur ce marché, mais principalement sur le marché américain. Ils sont encore peu présents sur le Matif, l’Euronext français, c’est pour ça qu’on manque de liquidités et de profondeur au niveau des échéances qui sont traitées.
On va traiter une, deux, un peu sur la troisième échéance, mais guère plus, et on n’a pas des volumes importants. Or ces gens-là recherchent de pouvoir entrer et sortir de leurs positions assez facilement parce qu’il y a du volume qui traite, et le marché à terme français n’offre pas aujourd’hui cette possibilité-là.
Ils manquent de liquidités donc ils ne sont pas là, et ils ne sont pas là donc ça manque de liquidités. C’est le problème qu’on a eu sur le marché du blé pendant un certain nombre d’années : ça végétait un peu, et à partir du moment où on a commencé à trouver la dynamique, on a eu réellement des gens qui venaient, qui s’arbitrent par rapport à ça sur le marché, parce que physiquement ils ont besoin de la marchandise, ils l’utilisent, ils la produisent, et donc ils ont besoin de sécuriser leur prix, leurs marges.
Et le problème c’est qu’on a un certain nombre d’acteurs de maïs français aujourd’hui qui ne vont pas sur le marché à terme et donc où on n’a pas cette liquidité et cet effet boule de neige, ce cercle vertueux qui ferait qu’on ait plus d’intervenants sur le marché.
Pour moi ce serait bénéfique : le marché à terme permet une meilleure visibilité pour l’agriculteur. L’utilisation des marchés à terme a clairement permis de construire une relation de confiance entre l’acheteur et le vendeur, de sortir juste d’une discussion de prix, de travailler sur la qualité, la traçabilité, la logistique.
Sur la logistique, si on n’a pas de marché à terme en maïs on est incapables de faire des trains, parce que l’acheteur n’a pas forcément envie d’acheter au moment où le vendeur a envie de vendre.
Et le marché du colza ? Est-ce un marché équilibré, assez liquide pour tourner aussi bien que celui du blé ?
Pour le coup, on a effectivement aussi des intervenants financiers qui viennent sur le marché du colza, mais on a aussi des intervenants qui viennent pour s’arbitrer, qu’ils soient canadiens, australiens, ou autres, parce qu’ils ne vont pas forcément vendre un bateau d’un seul coup.
Mais ils peuvent vendre régulièrement du colza jusqu’au jour où ils vendent physiquement la marchandise : ils vont vendre des lots au fur et à mesure qu’ils achètent le colza à leur agriculteur australien, ils vendent du Matif et puis le jour où ils vendent le bateau, ils rachètent ce Matif-là, donc ils s’arbitrent sur le marché. C’est de l’arbitrage, de la gestion en bon père de famille de l’utilisation d’un marché à terme, et c’est ce qui représente une grosse partie de l’utilisation.
C’est-à-dire que si chacun, dans chaque étape, utilise le Matif pour cette gestion-là, saine, de la gestion de son coût de production, de la gestion de sa marge industrielle, on se retrouve avec la même tonne qui va potentiellement passer quatre, cinq ou six fois à travers le marché.
Et après, du fait qu’il y ait suffisamment de liquidités, on a des opérateurs financiers qui apportent aussi de la liquidité, et qui apportent un acheteur quand on a envie de vendre à un prix élevé, et un vendeur quand on a envie d’acheter à un prix bas.
Ces opérateurs financiers sur le marché du colza, y en a-t-il de plus en plus ?
De plus en plus, c’est peut-être exagéré. La grosse différence, c’est que c’est assez récent que, sur le modèle de ce qui se faisait à Chicago, on expose quelle est l’origine des positions. On a aujourd’hui une classification de ceux qui détiennent des positions, qu’on n’avait pas avant, donc on le voyait moins. Mais ils ont toujours été un peu présents du fait de l’internationalité du produit.
Après, le colza et la trituration, ça fonctionne beaucoup par une gestion de marge, beaucoup plus que d’autres produits. Ce qui intéresse l’utilisateur triturateur, c’est sa marge de trituration : quelle est la marge qu’il fait entre son achat de graines, sa vente d’huile, sa vente de tourteau, et son achat d’énergie entre les deux.
Et donc qu’il achète son colza à 300 euros ou à 700 euros, potentiellement il fait plus de marge en achetant son colza à 700 euros qu’en l’achetant à 300. Donc dans l’absolu, le prix intrinsèque importe peu : ce qui est important, c’est la marge. Donc le raisonnement est aussi différent du raisonnement qu’on peut avoir sur le blé, où on va plus raisonner sur une valeur brute de la marchandise.