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Académie d'Agriculture de France

La politique française de la montagne : la plus ancienne politique de soutien à l’activité agricole


Gilles BAZIN, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 06/12/2024 à 12:00

Après plus de 50 années d'application (loi pastorale en 1972 en France, et directive sur les zones défavorisées européennes en 1975), on peut tirer un bilan de cette politique au regard de son rôle dans le maintien de l'activité agricole et la gestion des espaces montagnards. Les évaluations régulières de cette politique permettent de juger de l'intérêt du dispositif, mais également de certaines de ses limites.

Le dispositif de soutien spécifique aux zones de montagne et défavorisées

Les zones de montagne et défavorisées représentent 45 % de la SAU française dont 16 % en zone de montagne et haute montagne, 4 % en zones de piémont et 25 % en zones défavorisées simples et à handicaps spécifiques, pour un total de 12,6 millions d’hectares. En 2010, les zones de montagne (altitude supérieure à 600 mètres) et de haute montagne (altitude supérieure à 1200 mètres) regroupent 82 000 exploitations, soit 17 % des exploitations françaises et 15 % des emplois agricoles. L’agriculture de montagne gère 4,6 millions d’hectares dont 700 000 hectares de pâturages collectifs. Les surfaces fourragères représentent 89 % de la SAU, utilisées par 3 millions d’UGB, soit 20 % du cheptel herbivore national. Sur les 46 AOP fromagères françaises, 13 sont en montagne. Les exploitations montagnardes sont plus petites (48 hectares) que les exploitations de plaine (56,5 hectares en 2010). Le rythme annuel de diminution des exploitations sur la période 2000-2010 a été inférieur en montagne (- 2,5 % contre – 3,1 % en plaine), mais un quart des chefs d’exploitations de plus de 55 ans est sans successeur.

Les objectifs de la politique de la montagne ont évolué progressivement, avec un renforcement de la conditionnalité environnementale à partir des années 2000 (respect des bonnes pratiques et révision des limites de chargement animal). Dans son nouveau règlement de développement rural (UE 1305/2013), l’Union européenne décrit ainsi les objectifs de l’ICHN : « Les paiements destinés aux agriculteurs dans des zones de montagne ou dans d’autres zones soumises à des contraintes naturelles ou à d’autres contraintes spécifiques devraient, en encourageant la poursuite de l’exploitation des terres agricoles, contribuer à la préservation du paysage rural ainsi qu’à la sauvegarde et à la promotion de systèmes agricoles durables. Afin de garantir l’efficacité de cette aide, les paiements devraient indemniser les agriculteurs pour les pertes de revenus et les coûts supplémentaires liés au handicap de la zone concernée. »

Ces objectifs fondent une politique spécifique de soutien, aux revenus et aux investissements, censée compenser les différentiels de productivité et de revenus induits par les surcoûts dus aux handicaps permanents, qui sont une des causes majeures de l’abandon des terres faiblement productives ou difficilement mécanisables. Il s’agit d’abord de lutter contre la déprise agricole qui menace certains territoires (pentes et parcours, notamment) avec des risques naturels (avalanche, érosion, incendies) accrus. Il s’agit également de pérenniser les patrimoines paysagers, culturels et productifs, source de diversification et de richesses. Ces objectifs nécessitent de maintenir un tissu d’exploitations et d’actifs agricoles gérant ces espaces, et contribuant au maintien des paysages avec des systèmes de production économiquement viables et écologiquement durables.

De nombreux dispositifs de soutiens spécifiques à l’agriculture sont mobilisés en montagne, mais l’ICHN représente l’essentiel des financements, avec 1,1 milliard € en 2023, financés pour 25 % par l’État et 75 % par la PAC :

  • Le dispositif fondateur des ICHN, qui cherche à compenser les handicaps permanents, est octroyé par hectare de surface fourragère depuis 2001. L’ICHN est variable selon les zones (en 2024 : de 85 €/ha en zone défavorisée simple, à 385 €/ha en haute montagne) et modulées selon le niveau de chargement (UGB herbivores/hectare de surface fourragère principale) avec des seuils minima et maxima d’exclusion variables selon les départements. L’ICHN est plafonnée à 50 hectares (avec transparence pour les GAEC4). Ces aides sont réduites d’un tiers à partir du 26e hectare. Une aide par hectare de cultures végétales (297 €/ha en 2024) est octroyée en zone de montagne et dans les DOM pour certaines productions. Les exploitants de moins de 3 hectares ou 3 UGB sont exclus de l’ICHN. Les pluriactifs peuvent toucher l’ICHN à condition de retirer au moins 50 % de leur revenu de l’activité agricole. En 2022, 100 000 exploitations ont touché l’ICHN et 2,4 millions d’hectares ont été primés. En 2016, le RICA (réseau d’information comptable agricole, qui représente 291 000 exploitations moyennes et grandes) évalue que 79 900 exploitations perçoivent une ICHN moyenne de 11 809 € (20 455 € en haute montagne, 15 044 € en montagne et 8 273 € en zone défavorisée). L’ICHN représente souvent plus du tiers du revenu agricole en montagne.
  • Des soutiens spécifiques (subventions d’investissements pour des matériels spécifiques et des bâtiments d’élevage) ou renforcés (pour l’installation) sont octroyés sous la forme de subventions ou de bonifications d’intérêt. La subvention d’installation (dotation jeune agriculteur) est comprise entre 16 500 € et 35 900 € en montagne. Elle a certainement un impact sur la stabilisation du nombre d’installations aidées depuis 2000 en montagne (entre 1 100 et 1 200 par an, soit 25 % du total en 2014) alors que leur nombre baisse de 30 % entre 2000 et 2013 en dehors de ces zones.
  • Des aides du 1 er pilier sont couplées afin de soutenir certains systèmes de production herbagers de montagne (aides aux vaches laitières et allaitantes, aides aux brebis et chèvres…).

Cet ensemble cohérent de soutiens au revenu, à l’installation et à l’investissement ont fortement contribué au maintien de l’emploi agricole et à la gestion des espaces montagnards, comme le souligne l’évaluation Tertia réalisée en 2004 : « Les conclusions de l’évaluation sont que les ICHN continuent à apporter un soutien indispensable au maintien de l’agriculture de montagne. Les objectifs de l’aide ont évolué et des contraintes de type environnemental ont été intégrées. Le maintien des actifs agricoles et la gestion des paysages sont aujourd’hui au centre de la justification du dispositif. Les ICHN sont efficaces en montagne, parce qu’elles sont une aide stable qui a acquis une grande légitimité auprès des acteurs, conduisant les agriculteurs confrontés à des handicaps naturels permanents à l’intégrer dans leurs stratégies professionnelles à long terme. » L’évaluation conclue également que « le montant des ICHN continue à être insuffisant pour combler le différentiel de productivité des exploitations de montagne ». La réforme de la PAC de 2013 est plutôt favorable à la montagne, puisqu’elle revalorise fortement l’indemnité compensatoire de handicaps naturels dont le budget est passé de 560 millions € en 2013 à 1,1 milliard € en 2020, en intégrant depuis 2016 le budget de la prime herbagère agroenvironnementale, soit 210 millions €.

Intérêt et limites de la politique française de la montagne

Les principales modalités de compensation des handicaps mises en œuvre en montagne sont favorables au développement d’une agriculture respectueuse de l’environnement, et vont dans le sens du maintien de l’activité agricole et des activités induites, indispensables au développement local. C’est le cas du zonage en cinq zones tenant compte du niveau moyen de handicap (haute montagne, montagne, piémont, zones défavorisées simples, et zones sèches), ainsi que du plafonnement des ICHN à 50 hectares limitant l’intérêt de l’agrandissement.

Mais le dispositif de compensation des différentiels de productivité et de gestion des écosystèmes montagnards reste trop grossier par rapport à la diversité agro-écologique très forte des conditions d’exploitation (altitude, pente, type de sol, exposition…) en zone de montagne. Notons par ailleurs que plus de 20 000 exploitations montagnardes (soit un tiers) ne bénéficient pas de l’ICHN en 2010, exclues par les seuils (3 hectares et 3 UGB) ou le type de production (seuls les herbivores sont concernés hors zone sèche). Leur contribution à la gestion des espaces montagnards est jugée négligeable, alors qu’ils sont souvent sur des productions à forte valeur ajoutée (maraichage, fruits, plantes aromatiques…) créatrices d’emplois.

Si la politique de la montagne souhaite réellement mettre l’emploi rural, la lutte contre la déprise agricole, la préservation des patrimoines et la gestion des paysages au centre de son dispositif, il faut affiner les mesures spécifiques et les compléter par des politiques agro-environnementales qui garantissent la viabilité des exploitations et la gestion de territoires différentiés. Dans de nombreuses zones de montagne (au-dessous de 900 m), le modèle intensif laitier de plaine fondé sur la trilogie « Holstein – ensilage de maïs – enrubannage », plus complémentation protéique achetée, s’est développé. C’est le cas dans de nombreuses régions du Massif central ou la plupart des AOC autorisent ces techniques, mais également dans les Alpes hors AOC. De nombreux travaux (par exemple dans le Champsaur, dans la région de Chorges, en Haute[1]Loire), montrent que ces systèmes de production tendent à concentrer la production fourragère sur les quelques terres plates fertiles et à utiliser les pentes d’une manière de plus en plus extensive, qui conduit à leur embroussaillement et à leur fermeture.

Le calcul d’un chargement moyen sur l’ensemble de la superficie fourragère pour la modulation de l’ICHN – censé prévenir le sous-pâturage et le surpâturage – ne permet pas de limiter ce processus de concentration de la production sur les îlots labourables, avec des problèmes de gestion des intrants et de pollution (essentiellement de l’eau) associés à cette intensification fourragère.

Les ICHN pourraient-elles être transformées en une aide offrant des garanties de chargement et de pratique agricole durable productrice de biens communs à l’échelle de la parcelle ?

Des références agro-écologiques précises permettraient de définir des planchers, et surtout des plafonds, à ne pas dépasser en fonction des conditions locales, et d’appliquer ces plafonds non pas à l’exploitation mais à la parcelle. Concernant la gestion des zones délaissées (pentes et terrasses notamment), des mesures agro[1]environnementales bien ciblées et accompagnées semblent les plus efficaces. Cette approche conduit à proposer une plus grande individualisation du calcul de l’aide tenant compte des conditions agro-écologiques des parcelles de l’exploitation (pente, altitude, type de sol), et du système technique de production en fonction des objectifs de production des biens publics que l’on souhaite préserver ou réhabiliter.

Restent cependant les problèmes de volatilité des prix et des revenus agricoles, que la politique de la montagne ne peut résoudre à elle seule et dont dépend pour une large part l’avenir des exploitations montagnardes. Celles notamment qui ne sont ni protégées par une AOC valorisée, ni insérées dans des circuits de proximité maximisant la valeur ajoutée (ce qui est, d’après les analyses diagnostic réalisées à AgroParisTech depuis une dizaine d’années dans de nombreux massifs, le cas de plus des trois quarts des exploitations, particulièrement dans le Massif central, les Pyrénées et les Alpes du Sud).

La suppression en 2015 des quotas laitiers – qui permettaient de lier la production au territoire – se traduit par des crises et des baisses de prix entraînant une délocalisation de la production vers les zones de plaine, et entrainant des abandons de production dans de nombreuses petites régions de montagne où les alternatives productives sont extrêmement limitées.