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Marchés des céréales

Les céréales, « emblématiques de la géopolitique de l’agriculture »


TNC le 20/06/2024 à 14:00
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« Ce qu’il y a d’intéressant avec les céréales, c’est qu’elles sont emblématiques de la géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation », note le chercheur Sébastien Abis. (© New Africa, AdobeStock)

De la domination russe aux défis climatiques en Méditerranée, en passant par la demande croissante et l’enjeu de décarbonation, le chercheur Sébastien Abis, qui dirige le récent ouvrage Géopolitique des céréales, revient sur leur rôle stratégique.

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Début juin, à l’occasion de la sortie de l’ouvrage collectif Géopolitique des céréales, le chercheur Sébastien Abis en donnait un avant-goût dans un webinaire et revenait sur quelques-unes des dimensions que le livre aborde via quarante fiches illustrées.

« Ce qu’il y a d’intéressant avec les céréales, c’est qu’elles sont emblématiques de la géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation » à différents niveaux : sur le plan linguistique et culturel – nombre d’expressions de la langue française font par exemple référence au blé -, en termes de géographie – la moitié des terres cultivées dans le monde est consacrée aux cultures céréalières –, de logistique, mais aussi de consommation et de sécurité alimentaire. Sans compter que les céréales « on les mange, mais on les boit aussi ! ».

Au regard du changement climatique, de la nécessité de la décarbonation, du ralentissement des progrès des rendements céréaliers à l’échelle mondiale et de la demande qui s’amplifie, « l’une des grandes inconnues, c’est de savoir si au XXIe siècle le défi sera de produire plus et mieux, ou, ce que je pense de plus en plus, d’espérer pouvoir produire autant qu’aujourd’hui le plus longtemps possible », avance l’expert.

Qui illustre la géopolitique des céréales à travers l’exemple du blé, de plus en plus consommé et échangé à l’échelle planétaire, base des produits « très populaires et accessibles » que sont le pain et les pâtes.

« C’est intéressant à cet égard de voir l’actualité internationale des Brics* », parmi lesquels la Chine et l’Inde cherchent à produire un maximum de blé pour nourrir leur 1,5 milliard d’habitant chacun tandis que la Russie utilise son statut de premier exportateur mondial pour « négocier, peser et pénétrer de nouveaux espaces géographiques ».

Les Brics comptent aussi des pays « en état de faiblesse sur la planète blé », comme le Brésil, gros acheteur, particulièrement attentif aux nouvelles techniques de sélection végétale pour accroître sa production.

Comme l’Arabie saoudite aussi, « qui achète de plus en plus de blé ces dernières années parce que les liens se resserrent entre Moscou et Riyad sur ce volet agricole et alimentaire ». Et comme les Émirats arabes unis qui « achètent beaucoup de blé pour le rééclater dans le monde, forts de leur puissance logistique et financière ».

« Il faut aussi du blé mobile »

Sébastien Abis pointe trois autres acteurs importants de la « planète blé » : d’abord l’Asie du sud-est, l’Indonésie en tête, dont les achats de blé se sont intensifiés pour « le transformer en nouilles et en pains-beignets ».

Ensuite la Turquie, grande puissance industrielle, qui achète énormément de blé – à la Russie surtout – pour le transformer et « exister sur la scène internationale avec deux produits très prisés des consommateurs » : les pâtes et la farine, qu’elle exporte « grâce à sa géographie et grâce à une force logistique assez incomparable ».

Troisième acteur phare : « le maritime ! Certains pays doivent faire beaucoup de stocks », mais « il faut aussi du blé mobile pour approcher l’offre et la demande et cette bonne circulation est stratégique pour la sécurité alimentaire internationale ».

Il insiste par ailleurs sur le bassin méditerranéen, « très emblématique de la géopolitique des céréales » par sa consommation importante couplée à des difficultés climatiques croissantes.

« L’an dernier, la sécheresse a poussé l’Espagne à des quantités record d’importation de céréales — quasiment 25 Mt -, et nous avons actuellement une sécheresse considérable en Sicile, qui s’apparente aux sécheresses qui frappent le Maroc, l’Algérie ou la Tunisie ces derniers mois ».

« Hyperdépendance en blé » en Afrique du nord et au Moyen-Orient

Quant à l’Afrique du nord et au Moyen-Orient, « c’est l’hyperdépendance en blé par définition » : entre 3 et 4 % de la population mondiale mais 35 % des achats mondiaux de blé et « une forte symbolique socio-politique du pain ».

L’Égypte, parmi les plus gros importateurs mondiaux de blé, vient d’ailleurs de prendre une décision historique : ses revenus sont en berne à cause du moindre passage de navires au niveau du canal de Suez, si bien que l’État a décidé de multiplier par quatre le prix du pain baladi, jusqu’ici presque gratuit car largement subventionné.

« On devrait aussi prêter attention à la Tunisie », souligne le chercheur : moteur des manifestations de 2011 « dans une période de très fortes difficultés politiques et d’autoritarisme », le prix du pain reste « un vrai problème » et les boulangeries ont fermé en cascade ces derniers temps.

Quid de l’Union européenne ? Elle a « une grande force, pas toujours mise en avant » : « on sait tracer les céréales, aller chercher de la durabilité, organiser des filières » et produire des céréales décarbonées. Or « la valorisation de grains décarbonés dans le monde, ça a aussi de la valeur… à condition que l’Europe soit capable de raconter cette histoire et cette différence ».

*Brics + : bloc de pays émergents constitué du Brésil de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, rejoints début 2024 par l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Éthiopie.