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Les enjeux de la future politique agricole commune (2023-2027) : Green Deal, Farm to Fork, Biodiversité


Gilles BAZIN, membre de l'Académie d'Agriculture de France le 14/10/2024 à 09:00

(©Getty Images)

La future politique agricole commune (PAC), actuellement en débat, propose des objectifs ambitieux visant à réussir la transition agroécologique et climatique de l'agriculture européenne. Avec quelle stratégie et quels moyens ?

Face à la montée des enjeux environnementaux, climatiques, économiques et sociaux, la future PAC sera-t-elle plus durable et plus équitable ?

La Commission européenne a présenté ses propositions budgétaires et ses orientations pour la future PAC en juin 2018, espérant alors finaliser la réforme avant les élections européennes de mai 2019 et la nomination d’une nouvelle Commission. Mais la proposition d’un budget en baisse pour la future PAC a été jugée inacceptable par le Parlement européen, et par une vingtaine de pays, dont la France, qui ont demandé le maintien du budget de la PAC ; en juin 2020, ils ont obtenu un budget de 387 milliards € pour sept années : 291 milliards € pour le premier pilier « aides directes aux revenus », et 96 milliards € pour le second pilier « développement rural » en intégrant les 7,5 milliards € du plan de relance européen de 2020.

La France conserve un budget PAC de l’ordre de 9 milliards € annuels, auquel il faut ajouter le budget français de 2 milliards € ; l’ensemble représente près de 30 000 € par exploitation, pour 400 000 bénéficiaires. Les négociations, toujours en cours, prévoient d’appliquer la nouvelle PAC en 2023.

Les objectifs de la Commission sont dans la continuité des réformes précédentes :

  • assurer un revenu équitable aux agriculteurs,
  • accroître la compétitivité des exploitations et des filières,
  • rééquilibrer les pouvoirs dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire,
  • agir contre le changement climatique,
  • protéger l’environnement,
  • préserver les paysages et la biodiversité,
  • soutenir le renouvellement des générations,
  • dynamiser les zones rurales,
  • garantir la qualité des denrées alimentaires et la santé.

Mais un point important est aussi que les modalités proposées par la Commission se caractérisent par une subsidiarité accrue dans la définition et l’application de la PAC par les États membres, ce que la Commission appelle « un nouveau modèle de mise en oeuvre ». Concrètement, chaque État devra réaliser un diagnostic et élaborer un plan stratégique national définissant ses modalités d’intervention pour réaliser les objectifs communautaires précisés par la nouvelle Commission, en mai 2020, dans le cadre du « Green Deal ou Pacte vert » et dans les stratégies « Farm to fork, ou de la Ferme à la table » et « Biodiversité ».

Le Green Deal, présenté par la nouvelle présidence de la Commission européenne, propose une feuille de route concernant les questions climatiques et environnementales pour l’UE à l’horizon 2030 et 2050. Il traduit les engagements européens de la Convention sur la diversité biologique (1992), de l’Accord de Paris (2015) et des Objectifs de Développement Durable des Nations Unies (2015). Il s’agit d’une « nouvelle stratégie de croissance » avec l’objectif d’une économie européenne décarbonée à l’horizon 2050.

La communication de la Commission promet d’aboutir à des « politiques profondément transformatrices » concernant l’approvisionnement en énergie propre, l’industrie, les grandes infrastructures, les transports, la construction, l’agriculture et l’alimentation.

Les stratégies Farm to fork et Biodiversité représentent les déclinaisons du Green Deal concernant directement la PAC et le monde agricole, et dont les objectifs devront être intégrés dans les plans stratégiques nationaux (PSN) ; il s’agit notamment, à l’horizon 2030 :

  • de réduire de 35 % les gaz à effet de serre d’origine agricole (méthane entérique produit par les ruminants, et nitrites issus de la dégradation des engrais azotés) par rapport à une référence 20151 ;
  • de réduire de 50 % l’utilisation des produits phytosanitaires de synthèse, de 20 % les engrais azotés et de 50 % les antibiotiques ;
  • et de porter l’agriculture biologique à 25 % de la SAU européenne (8 % en 2020).

Les PSN sont validés par la Commission, qui contrôle leur réalisation.

Les objectifs sont très ambitieux compte tenu des tendances historiques à l’augmentation de l’usage des pesticides et des engrais de synthèse, à la dégradation des sols et des eaux, et à la stabilisation des GES2 d’origine agricole. Certains analystes pensent que ces propositions de désintensification agricole risquent de se traduire par une réduction des productions et une déstabilisation de certains marchés, avec des conséquences sur les revenus des producteurs, d’où la nécessité de soutiens spécifiques pour assurer la transition agroécologique des systèmes de production agricole.

La seconde nouveauté proposée concerne la mobilisation d’une partie du premier pilier de la PAC pour inciter les agriculteurs à adopter des pratiques agricoles bénéfiques pour le climat et l’environnement ; défini obligatoirement par chaque État, cet Eco-scheme ou Eco-dispositif resterait volontaire pour les agriculteurs. Les paiements pour services environnementaux3 devront répondre à des règles strictes (rester annuels, être découplés de la production et versés à l’hectare), ce qui limite leur efficacité par rapport aux mesures agroenvironnementales contractualisées sur 5 années, qui, elles, resteront dans le second pilier ; le Parlement européen souhaite fixer une part minimale (30 % du budget des aides directes) pour l’Eco-scheme. Concernant ce second pilier, la Commission propose de consacrer au moins 30 % de l’enveloppe à des mesures pour l’environnement et le climat, mesures à définir dans les PSN. Par ailleurs la dégressivité et le plafonnement des soutiens par exploitation restent en débat.

La future PAC accroît la subsidiarité et les marges de manœuvre des États, en renvoyant à chacun la responsabilité de définir sa stratégie et ses moyens pour remplir les objectifs communautaires des PSN.

Comme l’ont souligné de nombreux observateurs, cette PAC sera de moins en moins « commune », avec alors le risque d’accroître des distorsions de concurrence entre États qui limiteraient volontairement les contraintes environnementales pesant sur les producteurs. Pour la France, il y a l’opportunité de définir et de mettre en œuvre une véritable stratégie de transition agroécologique. Ainsi les propositions de la Commission se présentent comme un changement de stratégie politique, qui vise à mettre les États membres face à leurs responsabilités environnementales, alimentaires et climatiques.

La dimension alimentaire : la grande absente de la future PAC

Dès la création de la PAC, les questions de la souveraineté alimentaire dans les grands produits (céréales, lait, viandes) avaient été au cœur des discussions. Au lendemain de la guerre, la dépendance alimentaire de l’Europe vis-à-vis des États-Unis entraînait de facto une dépendance politique dont certains leaders (le général de Gaulle notamment) souhaitaient s’affranchir. La PAC fut ainsi rapidement victime de son succès, et dès le début des années 1980 l’Europe croula sous les stocks de lait, de beurre, de céréales et de viande de bœuf qu’il fallut exporter à coups de subventions. Une partie fut d’ailleurs donnée aux écoles ou à des organisations caritatives, et constituèrent la première (et quasiment la seule) action européenne de soutien à l’alimentation. Les programmes européens « Lait et fruits à l’école » existent toujours, mais sont faiblement dotés (250 millions € par an) ; ainsi, la PAC ne prévoit rien :

  • pour fournir une alimentation de qualité aux plus démunis (alors qu’aux États-Unis, des programmes d’aide alimentaire existent depuis 1935 et ont été orientés vers la qualité nutritionnelle par l’administration Obama : programmes alimentaires en faveur de l’aide alimentaire s’élevant à un peu plus de 100 milliards $ en 2023, pour plus de 47 millions de bénéficiaires, soit 15 % de la population, et 30 millions d’enfants pour les programmes concernant les écoles),
  • pour éduquer les Européens à une alimentation plus saine,
  • ou pour lutter contre le gaspillage alimentaire,

ces questions étant souvent renvoyées à des programmes nationaux, ou aux associations sociales et caritatives.

La PAC reste une politique de soutien à une production agricole de masse à bas prix, dont l’un des buts est d’assurer la compétitivité des industries agroalimentaires et une alimentation bon marché. En revanche, elle s’intéresse peu au fonctionnement des chaînes de transformation et de distribution, et a peu de pouvoirs sur le partage de la valeur dans les filières, ce dont se plaignent constamment les syndicats paysans4. Pourtant les consommateurs formulent de nouvelles demandes (en matière d’origine, de qualité nutritionnelle et de proximité), mais elles ne sont que très partiellement prises en compte par la PAC, par exemple dans les filières d’appellation d’origine ou d’agriculture biologique.

Les nombreuses initiatives des collectivités locales montrent que c’est à l’échelle des territoires que l’intégration entre production agricole et consommation alimentaire doit se développer. En France, les Projets alimentaires territoriaux (PAT) ont été créés par la Loi d’avenir pour l’agriculture, en 2014 ; ils visent à relocaliser la production, la transformation et la commercialisation des produits alimentaires, en créant des filières courtes et en cherchant à approvisionner localement la restauration collective. Les PAT suscitent beaucoup d’intérêt de la part des collectivités territoriales, car ils permettent de sensibiliser les citoyens sur la qualité des produits, de faciliter l’accès à une alimentation saine, et de créer du lien entre les différents acteurs, des producteurs aux consommateurs. La philosophie de base de ces projets est de partager – entre partenaires que sont les collectivités territoriales, les services de l’État, les agriculteurs, la société civile, les acteurs de l’économie sociale et solidaire, ou encore les entreprises et coopératives – une vision commune de l’organisation alimentaire du territoire, et de se mettre d’accord sur une série d’actions, en rassemblant les moyens financiers existants chez chacun. En 2020, près de 200 PAT étaient déjà opérationnels et autant étaient en projet.

L’appel annuel à projets du Programme national pour l’alimentation (PNA) permet d’accompagner les meilleurs projets avec une subvention de l’ordre de 50 000 € ; c’est là un coup de pouce important au démarrage, mais insuffisant pour assurer l’animation globale et la mise en œuvre des actions dans la durée. La future PAC – avec le FEADER (Fonds européen agricole de développement rural, finançant le second pilier) et les projets LEADER (Liaison entre action de développement rural) – pourrait permettre de davantage soutenir la conception et l’animation de ces projets, qui vont dans le sens de l’intégration de l’alimentation dans une politique agricole et alimentaire commune.

Le Green Deal est une opportunité majeure pour accélérer la transition agroécologique de l’agriculture européenne. Sa mise en œuvre devra se traduire par des évolutions substantielles, non seulement de la PAC mais également de la politique commerciale européenne : en fixant un cap commun, il devrait permettre une meilleure mise en cohérence des politiques européennes.

En réhabilitant une protection aux frontières – via un mécanisme de compensation carbone – la Commission pourrait tirer vers le haut les standards de production de nos concurrents, tout en favorisant la relocalisation européenne de certaines productions (notamment en substitution de la déforestation dans des pays tropicaux). La lutte contre le dumping environnemental et contre le dumping social qui l’accompagne pourrait ainsi être au cœur d’un nouveau multilatéralisme.

Mais la PAC devra être profondément renouvelée pour accompagner cette transition, car le cadre actuel semble largement insuffisant, comme l’analyse une étude de l’Inrae effectuée pour le Parlement européen : « Le pacte vert et la PAC : adapter les pratiques agricoles et préserver les ressources naturelles de l’UE : implications stratégiques ».