L’opacité, noeud gordien des négociations entre GMS et agro-industriels
AFP le 23/12/2024 à 10:05
Les négociations annuelles entre la grande distribution et l'industrie agroalimentaire sont cruciales pour le panier de courses des Français, mais demeurent empreintes d'une grande opacité qui ne facilite ni le contrôle des autorités ni la confiance entre les acteurs.
Le but : se mettre d’accord sur les conditions de vente des articles, comme le Nutella de Ferrero ou les Monster Munch de Vico. Une enseigne peut signer chaque année plus de 2 000 contrats sur des produits, dont 300 avec les grosses multinationales. Mais ces discussions atteignent un degré inégalé de complexité en raison de plusieurs facteurs.
Baisse de tarif contre services
La négociation ne porte pas seulement sur le « simple » achat des denrées ensuite vendues en supermarchés. Les distributeurs vendent aussi des services à leurs fournisseurs, comme une bonne place dans leurs rayons.
Cette manière de faire baisser la facture correspond, selon un haut cadre de la grande distribution s’exprimant sous condition d’anonymat, aux « fameuses marges arrières » des supermarchés, régulièrement fustigées par industriels et agriculteurs.
On peut ainsi, explique-t-il à l’AFP, « retrancher au prix d’achat brut plusieurs niveaux de remises », pour parvenir « à une réduction globale de l’ordre de 30 % entre le prix d’achat brut, le tarif fournisseur et le prix final négocié ».
Michel Biero, vice-président de Lidl France, tempête régulièrement contre le droit français qui impose cette manière de négocier. Loi Galland en 1996, loi de modernisation de l’économie en 2008, plusieurs lois dites Egalim… Gouvernements et parlementaires essaient de mieux encadrer ces négociations, défendant tantôt les producteurs agricoles, tantôt le pouvoir d’achat. Mais le résultat ne satisfait pas grand monde.
Services internationaux
Les distributeurs vendent aussi des services à leurs fournisseurs depuis des centrales de services commerciaux basées à l’étranger. Un récent rapport parlementaire s’interroge sur la multiplication de telles prestations, voire sur leur utilité, suspectant « un droit d’entrée en négociations sans contrepartie économique réelle ».
Ces centrales facturent « des promotions internationales, des données (qui ne sont) pas d’énorme qualité, voire des rendez-vous annuels entre états-majors d’entreprises, ce qui est assez lunaire », grince auprès de l’AFP Nicolas Facon, nouveau PDG de l’Ilec, porte-voix en France des gros industriels.
Ses 115 adhérents se sont acquittés cette année d’1,1 milliard d’euros auprès de ces centrales, « un chiffre qui augmente de 100 ou 200 millions chaque année », estime-t-il. Ils n’ont selon lui d’autre choix que de payer pour ne pas se priver des gigantesques débouchés que représentent les supermarchés de distributeurs, qui achètent de plus en plus en commun pour démultiplier leur pouvoir de négociation.
Deux experts du secteur risquent une autre explication, sous couvert d’anonymat : et si les grands industriels acceptaient de verser ces sommes pour, en échange, vendre leurs produits aux supermarchés à des prix différenciés en Europe, c’est-à-dire plus cher dans les pays à pouvoir d’achat plus élevé ? L’assertion est battue en brèche par l’Ilec.
Problème de contrôle
Cette internationalisation des négociations est un défi pour leur contrôle. L’autorité qui en est chargée en France, la Répression des fraudes (DGCCRF) du ministère de l’Economie, a récemment subi un revers.
Alors qu’elle voulait contrôler la centrale d’achats de denrées que le leader français E.Leclerc partage avec l’allemand Rewe et le belgo-néerlandais Ahold Delaize, cette centrale, Eurelec, a rappelé qu’elle est une société de droit belge. La justice locale lui a donné raison, empêchant la DGCCRF de saisir certains contrats.
Bercy a toutefois mis à l’amende récemment les centrales des deux plus importants distributeurs français, E.Leclerc (Eurelec) et Carrefour (Eureca), pour n’avoir pas respecté la date de fin des négociations 2024. Les distributeurs accusent leurs plus gros fournisseurs de jouer la montre pour obtenir de meilleures conditions.
Fournisseurs pas toujours transparents
Les lois Egalim visaient à éviter que la quête du prix bas des distributeurs ne pénalise en bout de chaîne les producteurs.
Mais comment déterminer la proportion du prix correspondant au travail de l’agriculteur ? L’une des possibilités (« Option 3 ») consiste, pour les industriels, à faire certifier le « coût de la matière première agricole », généralement par un commissaire aux comptes.
Mais celui-ci « certifie sur la base d’éléments fournis par l’industriel », déplore un distributeur, pas plus avancé pour connaître la part du prix réellement liée à l’agriculture française.
Layla Rahhou, déléguée générale de la fédération patronale des supermarchés (FCD), voudrait supprimer cette possibilité « ubuesque » et « utilisée quasi exclusivement » par les multinationales.
« Stabilité »
Faut-il légiférer à nouveau ? La commission des Affaires économiques du Sénat met en garde contre une énième « complexification » du droit.
Un raisonnement strictement national semble de toute façon insuffisant alors que les négociations s’internationalisent.
Nicolas Facon appelle à rediscuter avec toutes les parties prenantes. Une nécessité face à des enjeux majeurs tels que « la souveraineté alimentaire, notre compétitivité, la relance de la consommation et du pouvoir d’achat » ou la transition environnementale, détaille-t-il.
Encore faut-il un climat de confiance pour mettre à plat des problèmes aussi épineux.