Une mauvaise réponse à la sécurité alimentaire ?
AFP le 23/03/2022 à 14:15
La menace de pénurie alimentaire liée à la guerre en Ukraine justifie-t-elle de retarder la transition vers une agriculture plus verte en Europe ? Non, répondent des scientifiques et des ONG, qui appellent au contraire à aller plus vite vers des systèmes plus résistants et plus justes.
La Commission européenne s’apprête à valider mercredi des mesures d’urgence qui permettraient, temporairement, de relancer la production sur des terres mises en jachère pour les protéger. Alors que l’Ukraine et la Russie sont des exportateurs majeurs de céréales, une partie des Etats membres poussent aussi pour reporter le calendrier européen visant à réduire l’usage de produits phytosanitaires. Deux textes législatifs qui déclinaient ces objectifs, que Bruxelles devaient présenter mercredi, ont été repoussés sine die. Ils proposaient, d’ici à 2030, de réduire de moitié l’usage de produits phytos, de 20 % celui d’engrais, et à consacrer un quart des terres au bio.
Ces Etats font fausse route, alertent ONG et experts. « C’est une très mauvaise nouvelle », s’inquiète An Lambrechts, de Greenpeace International, depuis Genève où se déroulent des négociations internationales pour une meilleure protection de la biodiversité.
Dans un appel signé par plus de 500 experts, des scientifiques de l’Institut de recherche sur l’impact du changement climatique de Potsdam (PIK) appellent l’Union européenne à « renforcer – et pas abandonner – la transformation vers un système alimentaire sain, équitable et bon pour l’environnement ». « Des mesures judicieuses à court terme sont nécessaires, mais il ne faut pas négliger les objectifs à long terme car réduire les émissions de gaz à effet de serre et protéger la biodiversité sont absolument nécessaires pour assurer la production alimentaire », insiste auprès de l’AFP Hermann Lotze-Campen, agro-économiste au PIK.
« L’agriculture intensive contribue au changement climatique, à la pollution de l’environnement et fait peser des risques sur la santé humaine. «Nous ne devons pas seulement regarder du côté de l’approvisionnement, mais aussi réduire notre consommation de produits animaux et le nombre de tête de bétail », poursuit Hermann Lotze-Campen.
Aide économique
« Aujourd’hui, la principale raison pour laquelle nous pourrions manquer de céréales en Europe est que nous en mettons trop dans les moteurs et que nous en donnons trop aux animaux », explique Pierre-Marie Aubert du centre de recherche Iddri. Environ 60 % de la production céréalière européenne est destinée à nourrir cochons, poulets ou vaches, et un peu moins de 10 % aux carburants.
Pour augmenter la production agricole, « cultiver les jachères n’est pas une solution », poursuit-il. Souvent « ce ne sont pas de bonnes terres » et les jachères « rendent des services clés dont les agriculteurs dépendent : la pollinisation et le contrôle les parasites ». À court terme, la solution sera d’aider les pays n’ayant pas les moyens économiques de faire face à l’envolée des prix des céréales, estime-t-il.
La guerre en Ukraine a aussi souligné la dépendance de l’Europe aux engrais de synthèse russes et à la potasse du Bélarus. Or, « réduire l’apport d’herbicides et d’engrais azotés de 30 à 50 %, lorsqu’ils sont utilisés massivement, n’a aucun effet sur les rendements, qui restent stables », selon des expérimentations du CNRS.
Ces coups de boutoir contre un changement du modèle agricole européen, qui ne sont pas les premiers, montrent « la puissance du lobby productiviste », analyse Aleksandar Rankovic, chercheur à Sciences Po Paris, qui suit les négociations à Genève.
Le président français Emmanuel Macron fait partie de ceux qui plaident pour réviser la stratégie européenne de réduction des phytosanitaires et des engrais. Cette position pourrait s’expliquer par la proximité de l’élection présidentielle, pour gagner un vote agricole traditionnellement plus à droite, jugent des observateurs proches des négociations sous couvert d’anonymat.
À Genève, il est important que les discussions en vue de la COP15 biodiversité, qui doit définir un cadre mondial de protection de la nature d’ici à 2030, aboutissent à « un changement des systèmes agricole et alimentaire via des approches agro-écologiques bonnes pour l’agriculture et la biodiversité », juge Guido Broekhoven de WWF International.
L’Union européenne s’y positionne avec des objectifs ambitieux. Les mesures d’urgence prises mercredi « risquent de miner sérieusement la capacité de l’UE à revendiquer un rôle de leader dans la protection de la nature au niveau mondial, quand elle ne tient pas parole à la maison », s’inquiète Anna Heslop de l’ONG ClientEarth.